Alain Corbin, historien connu pour son histoire des sensibilités (Les Filles de noce, 1978 ; Le Miasme et la Jonquille, 1982 ; Les Cloches de la terre, 1994 etc.) est l’auteur de l’ouvrage, Le village des « cannibales ». Une histoire dont l’étude se situe dans le sillage de la Nouvelle Histoire dite « histoire des mentalités »[1]. Le titre a trait à l’affaire de Hautefaye, en Dordogne, qui eut lieu le 16 août 1870 dans ledit village. Cet événement macabre est marqué par l’assassinat d’Alain de Monéys, un noble que les villageois qualifièrent de Prussien, soit une inculpation de trahison dans le contexte de la guerre franco-prussienne (19 juillet 1870 au 29 janvier 1871), laquelle fut fatale au Second empire incarné par Louis napoléon Bonaparte. Ainsi, Alain Corbin tente d’expliquer ce que l’on eût pu qualifier d’irrationnel, ou de folie collective monstrueuse, au travers d’un portrait psychologique de la paysannerie régionale. L’ouvrage, telle une carte géographique des mentalités dordognaises s’avère démêler les enjeux et les passions qui eurent cours à l’aune de l’assassinat qui défraya la chronique et leurs donne une interprétation subjective que l’on n’eût pu créditer de quelque rationalité sans une analyse historique rurale où jouèrent la culture paysanne, ses peurs, ses convulsions protestataires et la résurgence d’antagonismes de classe qu’un certain républicanisme bourgeois n’était pas sans entretenir à l’endroit des nobles. De même, la culture politique de la paysannerie, largement favorable à l’Empire – pour des raisons que l’on put imputer, pour partie, à l’enracinement d’un mythe napoléonien le long du XIXème dans le monde rural, ainsi qu’à un lien étroit fait dans les représentations collectives, entre la Révolution de 1789 et Napoléon Bonaparte, continuateur de la Révolution et triomphateur de la menace des contre-révolutionnaires sous l’Empire – donne un sens à ce que l’interprétation contemporaine ne peut saisir à la lumière d’une lecture des événements dont le jour serait, de toute évidence, anachronique : dont la raison du soutien paysan fait à l’Empire plutôt qu’à un républicanisme majoritairement urbain. Un républicanisme qui n’offrit à son arrivée (1848) aucune faveur à des paysans qui se plaignent de ce qu’ils doivent aux 750 bénéficiaires des 25 francs qui représentent pour l’époque « 10 fois le salaire d’un ouvrier agricole en période de moisson »[2], ou encore de l’impôt des quarante-cinq centimes, qui « les dépouille de leurs économies. »[3]. D’égale manière qu’à l’endroit des nobles, un anticléricalisme s’exprime violemment : l’on se méfie des ultra-montains, l’on proteste contre les Théories et petits négoces de Monsieur le curé[4], dont le monopole de la vente des cierges ; la vente des « tombes en vieux » ; les bouquets suspects dans les église pouvant contenir des fleurs de lys, emblème de la royauté ; les épis de blés (symbole du droit seigneurial de la dîme) et les marguerites figurés sur les tableaux posés au-dessus des portails d’église ; le coût d’entretien des édifices cultuels qui contrevient à la modernisation du terroir communal ; le paiement des sonneries de cloches ; les bancs d’église, symboles de la hiérarchie d’Ancien Régime et des privilèges accordés aux nobles moyennant quelque abonnement annuel etc. Cependant, pour peu protestataire que fût la noblesse contre l’Empire dans la Dordogne des années 1860, le noble est un bouc-émissaire, qui renvoie au souvenir de la Grande peur et de l’envahisseur qui défit Napoléon. Il est cette menace étrangère portant dans ses bagages Louis XVIII et le retour d’une monarchie censitaire. Étranger, il peut bien être prussien, il porte le mal pour toute raison. De tendance républicaine ? Les républicains ne sont pas tendres avec Louis Napoléon Bonaparte. Il est alors coupable de tout, coupable pour rien, c’est un bouc-émissaire. La folie apparente a ses raisons que l’histoire ne laisse entrevoir que sous les eaux turbides d’un sang que l’on ne sait coupable, victime de son histoire et de son étendard plus que de sa nature. Lisez Alain Corbin, c’est fin, très fin, ça se mange sans faim. 😉

[1] Rameau de la nébuleuse nommée histoire culturelle, que quelques historiens, tel Roger Chartier, ont contribué à faire connaître. Ces filiations catégorielles s’établissent, d’une part, de par la qualité anthropologique partagée des caractères sociaux objetisés, tantôt individuels tantôt collectifs, et d’autre part, de ce que lesdits caractères anthropologiques sont appréciés par des moyens épistémologiques similaires. Pour une étude approfondie de ces concepts, l’on pourrait référer à l’expression de Michel Vovelle, de la « cave au grenier », soit une généalogie d’une nouvelle histoire dont les racines puiseraient dans l’ « histoire économique », d’où naquit l’ « histoire sociale », qui versa à son tour dans une « histoire culturelle ». L’on peut proposer la lecture du livre de Philippe Poirier, Les enjeux de l’histoire culturelle, Paris, Seuil, 2004. Ouvrage historiographique qui propose une généalogie scientifique historienne desdits mouvements évoqués. Ainsi le village des « cannibales » s’inscrit-t-il dans une approche historique qui ne traite plus essentiellement de l’objet économique, politique, militaire, mais de l’individu et des représentations collectives dans lesquelles il s’insert.

[2] Alain Corbin, Le village des « cannibales », Flammarion, coll. « Champs histoire », (Aubier, 1ère éd. 1990), Paris, 2016, p. 43.

[3] Alain Corbin, Le village des « cannibales », Flammarion, coll. « Champs histoire », (Aubier, 1ère éd. 1990), Paris, 2016, p. 36.

[4] Alain Corbin, Le village des « cannibales », Flammarion, coll. « Champs histoire », (Aubier, 1ère éd. 1990), Paris, 2016, p. 30, Arch. Nat. F1 c III Dordogne 11.

Laisser un commentaire