Ma séance chez le psy s’achève. Cela fait un certain temps que je la consulte.

Je ne sais rien d’elle, de moi elle sait tout. L’ascendance professionnelle qui règle nos rapports entre le patient que je suis et la praticienne qu’elle est, tient à un modeste calepin tenu entre ses mains lors de nos entretiens. Elle y annote des choses sur moi dont la teneur m’est inconnue. Elle se lève du fauteuil qu’elle occupait à l’instant pour m’écouter et dispose, de sa main droite, le carnet sur le bureau non loin. Elle me regarde, puis s’avance vers la porte pour me signifier de sortir. Soudain, dans un bref accès de curiosité mêlé d’audace, j’entreprends de subtiliser ce calepin en cuir moleskine au grain noir épais qui, à l’heure où ma bouche délivre mes états d’âme, renferme mes secrets intimes. Je le saisis d’une main furtive et l’introduit dans la poche intérieure de ma veste. Je la salue comme un amant considère son intime partenaire, crispé par la peur d’être pris la main dans le sac. Je sort de la pièce, salue le secrétaire affairé à taper je ne sais quoi à l’ordinateur, franchis le palier. Mon cœur palpite, mes mains tremblent. Je chemine dans le corridor qui mène vers la cage d’escalier. Nous sommes au troisième étage d’un bâtiment haussmannien reconnaissable à son architecture forte et solide, à ses lignes régulières, ainsi qu’à son toit mansardé. Une voix s’élève dans mon dos, je tressaille, tente de contenir mon émotion et d’effacer cet air coupable qui s’abat sur mon visage comme un masque d’affliction. La voix derrière moi n’est autre que celle de ma psychiatre qui me rattrape. Sa main vient se poser sur mon épaule droite. S’est elle rendu compte de l’absence du calepin qu’elle venait tout juste de poser sur le bureau ? Elle me considère, les yeux un brin soupçonneux. – Ça va ? J’ai trouvé ça sur le divan. – Ha ! Merci! où avais-je la tête… Dis-je soulagé, ce ne sont que mes stupides et incommodes lunettes et non ce foutu calepin pris à la dérobade. Je la salue de nouveau avec un regard feint de gratitude et d’impénitence. Sauf, je sors de l’immeuble. Rasséréné après quelques pas dehors, j’avise la terrasse d’un café. Je m’assois à une table et commande un café frappé sans sucre. Le regard attentif à mon environnement, je décide d’entrouvrir ce calepin et d’en savoir plus sur le fruit de nos rapports. Que peut elle bien penser de moi et de ce deuil que je ne parviens pas à dépasser ? Cela fait dix longues années maintenant qu’elle est morte.Et cela m’a profondément affecté. Plus rien ne sera comme avant, c’est un choc indélébile. J’étais là, dans la voiture à l’arrière, ma mère au volant avait allumé la radio et elle passait « thrill is gone » interprété par B.B. King. Elle me ramenait du lycée où je passais ma première année que j’appréhendais comme un vague terrain d’ennui. Ma journée s’était déroulée d’une traite dans une complaisance morne et insipide. Soudain, sur la route, une voiture venant de face dévia de sa trajectoire pour éviter il me semble un putois, mammifère de la famille des mustélidés, voisin du furet et de l’hermine aux apparences de gangster, habillé d’un masque noir, le museau en pointe et les joues enfarinées. Peut être à la recherche d’un lapin à se mettre sous la dent en cette saison printanière. Ma mère braqua à droite et fit une embardée meurtrière. Je repris connaissance à l’hôpital, miraculé, ahuri. J’apprendrai plus tard le décès de ma mère dans l’ambulance, avant qu’elle n’arrive à l’hôpital. Inutile et déboussolé, je fondis en larmes, le sentiment étrange d’être coupable en travers d’une gorge noueuse. Le conducteur d’en face ne s’était pas signalé, aux dernières nouvelles. Je dus endurer une chirurgie faciale réparatrice car la partie inférieure de mon visage vint se briser contre l’appuie tête du siège passager sous le coup du choc et des bris de verre, lors de l’accident. La greffe de peau et de nerf modifia à jamais l’expression de mon visage. La partie supérieure dont mes yeux en amende fut préservée. Heureusement depuis la chirurgie réparatrice d’ Henry Delagenière testée et développée sur les gueules cassées de la Grande guerre, la médecine a évolué. Ma tête témoigne de cela en ce qu’aucun stigmate n’y paraît et profite accidentellement de quelque charme amélioré. Mais alors, je n’étais plus le même. Je tourne les pages jusqu’à ce que mon nom apparaisse. « Lundi 25 mai 2005, 11h du matin. Anthony Carmes, séduisant, beau jeune homme, des yeux en amende craquants. Choc post traumatique dû à la mort d’un proche. Difficultés à surmonter l’événement. Post scriptum : ne parvient toujours pas à évoquer clairement la mort de sa mère. Ne pas forcer les choses. Laisser sa langue se délier avec le temps. Dépression chronique, tension musculaire récurrente, fatigue pathologique due à un trouble psychologique obsessionnel. Je préconise une boîte de paroxétine Mylan, des gélules complémentaires d’Euphytose. »  En effet je ne parviens toujours pas à employer des mots fermes pour raconter la mort de ma mère, j’ai laissé volontairement des zones d’ombres sur sa vie. J’ai même fait abstraction de la disparition de ma sœur suite à l’événement. Le choc que j’ai enduré a endommagé ma mémoire et son visage apparaît comme une ombre flottante dans mes souvenirs. Je n’ose en parler. Je porte la tasse de cet arabica corsé à mes lèvres et avale une gorgée. Ce goût brut et intense me rappelle ma mère à l’heure des coutumes sociales agrémentées de collations légères où il m’arrivait de m’endormir entre ses bras protecteurs, l’odeur prégnante et enveloppante du breuvage mêlée à son délicat parfum tel un baume enivrant. Bon passons pour le cas déontologique des rapports entre le patient et son psy. J’ai consciemment enfreint les règles, sexuellement elle m’a plu au premier regard et puis il y a cette étrange impression que l’on ressent parfois comme la conviction intime d’avoir toujours été proche d’une personne. La barrière morale a très vite sauté et le bureau est devenu le complice d’un peu plus que le partage de mots personnels. Elle était belle avec ses doux cheveux auburn satinés d’un éclat doré telle une ondine éloignée de sa rivière. Cet éclat renfermait la promesse de trésors scintillants irrésistibles. Ses yeux bleus pales avait l’expression d’une tristesse lointaine qui racontaient l’histoire de ces marins d’eau douce noyés, envoutés par son chant mélodieux. Une tristesse pure dont la maturité et les torrents de larmes avaient achevé de donner à ses yeux ce bleu délavé. « Jeudi 13 juin 2005, 9h du matin. Pas d’évolution franche. Les médicaments feront pleinement effet dans deux semaines. Je me sens coupable, la ligne a été franchie. J’étais loin de m’imaginer qu’un jour, le divan se prête à ces cabrioles extra-conjugales. Mon secrétaire semble ne rien avoir remarqué. Cette cambrure contre le divan… » Moi qui pensais avoir été quelque peu audacieux cela me rassure qu’elle ne l’ai pas mal pris. Évidemment ça n’est pas dans mes habitudes, mais avec elle, ce fut si naturel que les conventions ne semblait s’imposer à nous que pour être transcendées. La caresse délicate de mes mains sur ses seins aux rondeurs fermes et laiteuses, l’aréole rougissante, un plaisir délicat et animal. Mes baisers tendres et affectueux entre ses cuisses fines et frémissantes, son soutien gorge en dentelle détaché et vacillant au bout de sa main droite et ses bas dont l’érotisme exaltait la minceur de ses jambes parfaitement épousées. Sa bouche en cœur d’où une plainte sourde jaillit et dit à mon oreille un effleurement de peaux, un croisement de regard, la volupté de nos attouchements enhardis. Et quelle ardeur dans le regard, quelle fougue dans ces petites morsures piquantes au flanc de mes épaules. Que dire de cette jupe courte simplement remontée qui raconte la fougue et l’impatience de nos corps brûlants. « Mercredi 22 juillet, 15h. C’est étrange, j’ai l’impression de le connaître. Plus je pense à son histoire et plus elle m’est familière… J’ai perdu ma mère dans un accident de voiture, j’arrivais de face quand un putois traversa la route. J’ai réagi sans réfléchir et j’ai cherché à l’éviter. Quelques secondes plus tard j’avais déporté ma voiture sur l’autre voie. Je crus que nous allions tous y passer et la personne au volant dans l’autre voiture braqua vers la chaussée. Pendant un moment je crus voir ma mère. La voiture alla s’emboutir brutalement contre un arbre. La peur me pétrifia, j’appelai les secours et je pris la fuite. La voiture était bien celle de ma mère et c’était bien ma mère. Je décidai de partir et de ne jamais revenir. Comment soutenir le regard de mon père et le poids d’une famille endeuillée par une mort discrète qui ne donne ni mot ni raison naturelle. Sans parler de ce vent froid qui pénètre dans nos cœurs dévastés. Comment rentrer dans une maison où les fenêtre mornes béent telles des bouches ouvertes, les mots happés par le mal qui couve dans la moiteur du noir l’absence de l’être cher. J’ai lu dans les journaux que mon frère avait été défiguré à cause de l’accident. »

Sébastien Potfer.fullsizerender