Fiche de lecture :

Sébastian Haffner

En 1938, le jeune magistrat stagiaire allemand Sébastian Haffner s’ exile en Angleterre. Son ouvrage Histoire d’un allemand est publié après sa mort en 2000. L’auteur donne une lecture des événements singulière et lumineuse hantée par la montée progressive du nazisme en Allemagne. Un sujet longuement débattu en Histoire du point de vue des faits et des grands événements tendant à l’idée péremptoire que les grands hommes font l’Histoire. Hors le peuple ne fait il pas plus que subir un événement majeur ? L’auteur commence donc par le début : Les générations nazies ont eu une jeunesse. La jeunesse allemande, tout du moins berlinoise, vit la Grande guerre en temps et en heure au rythme des informations quotidiennes relayées par la presse. La situation régulière devint alors pour toute une génération d’allemands une expérience patriotique innocente épargnée par ses ravages et son odeur de mort. Tel n’était pas le vécu de ceux qui revenaient du front. La défaite allemande sonne la fin des passions patriotiques. L’agréable murmure d’un front allemand victorieux se tarit et ne chante plus à l’oreille de ces jeunes éprits d’enthousiasme belliqueux comme l’on s’éprend pour un combattant lors d’un match sportif aprement disputé. C’est un point culturel de l’Histoire allemande qui peut expliquer partiellement la facilité avec laquelle une partie du peuple germain nostalgique de la Grande guerre a pu rentrer dans la Seconde guerre mondiale sans que cela n’ai suscité d’opposition unanime et franche de la population. Ainsi p. 43, « Malgré l’épouvantable malheur qu’elle a entraîné, la déclaration de guerre est restée pour presque tout le monde liée à quelques jours inoubliables d’édification et d’enthousiasme, alors que la révolution de 1918, qui a pourtant fini par apporter la paix et la liberté, est un mauvais souvenir pour presque tous les allemands. Cela a pesé lourdement sur le destin ultérieur de l’Allemagne. La guerre a éclaté au cœur d’un été rayonnant, alors que la révolution s’est déroulée dans l’humidité froide de novembre, et c’était déjà un handicap pour la révolution ». Et, de fait, les républicains n’ont jamais fait du 9 novembre 1918, une fête officielle. La chute de l’Empire et l’avènement de la république plonge le peuple allemand dans la confusion. Adolphe Hitler écrira « il me fut impossible de rester là. Tandis qu’un voile noir s’abattait à nouveau sur mes yeux, je regagnai le dortoir à tâtons, en titubant, me jetai su ma couche et enfoui ma tête brûlante dans la couverture et l’oreiller », p. 51. Des groupes révolutionnaires font leur entrée et tandis que la guerre avait laissé la population civile indemne « jusqu’à l’ennui », p. 52, les événements révolutionnaires font entrer une agitation nouvelle. Crises, grèves, fusillades, putschs et foules de manifestants s’entremêlent dans un horizon au lignes incertaines. Aux chefs militaires et politiques en fuite succède le peuple. « Le pouvoir était tombé dans la rue. Parmi ceux qui le ramassèrent ne se trouvaient que très peu d’authentiques révolutionnaires, et même ceux ci quand on les considère avec le recul, ne savaient que confusément ce qu’ils voulaient et comment ils prétendaient l’obtenir », p. 53. L’on pouvait compter également des saboteurs dont les vœux n’avaient de républicain que la forme, ces dernier s’apprêtaient à trahir la révolution. Le plus célèbre d’entre eux est le social démocrate Gustav Noske, principal responsable du massacre des spartakistes de janvier 1919. Aux « véritables révolutionnaires » aux tentatives de putschs mal préparés, les contre-révolutionnaires opposèrent les « corps francs » déguisées en troupes gouvernementales et firent un sort à la révolution. L’auteur explique que la majorité du peuple allemand ne pouvait être que contre les rouges dont Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg du Spartakusbund en raison d’une opinion gagnée par la propagande anticommuniste : « il voulait tous nous prendre, sans doute tuer nos parents s’ils avaient de l’argent, et installer un régime terrible, comme en Russie. Nous étions donc bon grè mal gré », p. 56, pour Friedrich Erbert (social-démocrate, premier chancelier puis premier président de la république de Weimar) et Gustav Noske. « Des traîtres à leur propre cause » dont la majorité savait pourtant la « cruauté martiale » connue de tous y compris des enfants. La rue devint le théâtre quotidien de manifestations morbides où s’affrontent les voix partisanes à coup de « A mort » ou de « Hourra! », ponctué d’escarmouches et de propagandes faisant acte d’imprécations. La révolution écrasée, Rosa Luxemburg et Karl Liebnecht abattus, inaugurent une nouvelle manière de traiter les opposants politiques peu scrupuleuse, « on les abat alors qu’ils tentent de s’enfuir » p. 58. Les affrontements les plus rudes sont pourtant à venir : ceux de Berlin en mars et de Munich en avril. « alors que la seule question à régler était, si l’on peut dire, les funérailles de la dépouille de la révolution. Les combats éclatèrent à Berlin quand la Volksmarinedivision, première troupe révolutionnaire, fut tout simplement dissoute par Noske en bonne et due forme. Elle refusa de se laisser dissoudre, elle se rebiffa, les ouvriers du nord-est de Berlin volèrent à leur secours, et les masses égarées, qui ne pouvaient comprendre que leur propre gouvernement lançât contre eux leurs ennemis, menèrent huit jours durant un combat farouche, désespéré, perdu d’avance. », p. 59. L’auteur décrit ainsi habilement la manière dont le peuple caractérisé par « masses égarées », se retourne contre lui même en attaquant les bases du socialisme allemand, incapable de discerner le véritable ennemi, en l’occurrence, l’État et sa politique d’épuration contre-révolutionnaire. Il ajoute «  Il est remarquable qu’à cette époque, au printemps 1919, alors que la révolution de gauche s’efforçait en vain de prendre forme, la future révolution nazie, sans Hitler il est vrai, était déjà achevée, déjà puissante. Les corps francs, à qui Ebert et Noske durent leur salut, étaient exactement la même chose que les futures troupes de choc nazies », p. 59. Aussi pouvait on retrouver les mêmes personnes d’une époque à l’autre, des corps francs au milices nazies. partageant en commun les mêmes méthodes et une science de la torture qui préfigure celle du 30 juin 1934, Nuit des longs couteaux. D’autre part, l’auteur fait remonter la culture des Jeunesses hitlériennes à sa propre expérience de classe au sein du rennbund Altpreussen dont la devise était « Contre Spartakus pour le sport et la politique! ». Leur activité politique consistait à rosser sur le chemin du lycée quelques malchanceux favorables à la révolution. Le sport élément principal de leur association cultivait un sens aigu du patriotisme, car s’il s’agissait de courir, c’était bien pour la patrie. « Il n’y manquerait que quelques traits qu’ajouteraient plus tard les penchants personnels de Hitler, par exemple l’antisémitisme », p. 61. On constate donc que les rivalités politiques pouvaient prendre encrage au sein même de l’école et la guerre civile était une réalité physique pour de nombreux jeunes : L’école de sebastian Haffner devint un quartier des troupes gouvernementales et une école primaire voisine servait de base aux rouges. Le directeur de Sebastian, fût tué d’un coup d’arme à feu. En mars 1919 à Berlin, leurs activités extra scolaires devaient s’interrompre car l’environnement écolier se transforme en « champs de bataille », p. 61. Au printemps les organisations révolutionnaires sont annihilées et les armes sont aux mains des corps francs. Là, l’auteur interroge la raison pour laquelle ces corps francs « déjà de bon nazis », p, 65, ne renversent pas le pouvoir et ne fondent pas un troisième Reich. Il invoque la même raison pour laquelle la Reichswehr ne met pas un terme au Troisième Reich instauré par Hitler, dans les premières années : le manque de courage civique, le courage individuel de prendre une décision responsable et nécessaire pour le bien de sa communauté en vertu de ses idéaux et objectifs propres. Une vertu qui semble, selon l’auteur, faire défaut au peuple allemand qui, dit il, est prêt à exécuter un ordre pour amoral qu’il soit sous couvert de revêtir l’uniforme et d’incarner l’ordre jusqu’à « tirer sur ses compatriotes civils », p. 66. Il cite l’expression de Bismarck « Zivilcourage » employé en 1864, à l’adresse des militaires, dont il attendait en temps de paix qu’ils en fassent montre. Ainsi, la désobéissance ou le courage civil ne font pas résonance avec la culture du peuple allemand et l’individu s’efface derrière l’uniforme dont l’agissement exécutif trouve sa légitimité dans le fondement même de l’ autorité. Cependant, l’auteur met en avant un contre exemple : le putsch de Kapp de mars 1920, membre de l’opposition d’extrême-droite. Un contre exemple qui démontre contre toute attente le contraire car l’ attentisme militaire est la raison de son échec. Une partie des cadres de l’armée républicaine leur est acquise, l’administration montre des faiblesses et pourtant, seulement une partie de la troupe, nommé la brigade Ehrhardt, décide d’agir. Tous les autres corps francs restèrent loyaux au gouvernement. « cette tentative de putsch encore qu’initiée par la droite, se termina par une correction administrée à la gauche », p. 67 : Les ouvriers à qui le gouvernement en exil demanda de faire grève furent enjoint de se remettre au travail, une fois le putsch avorté, ce qu’ils refusèrent, et réclamèrent leur salaire. « Sur quoi le gouvernement fit charger contre eux ses troupes fidèles et celles ci firent une fois de plus un beau travail sanglant, surtout en Allemagne de l’Ouest », p. 68. Ces événement achèvent de désintéresser la masse de la politique dont toutes les tendances « s’étaient discréditées », p. 73. Que ce soit ceux qui trahissent les valeur républicaines dont Noske, les véritables républicains ne sachant que faire du pouvoir, l’extrême droite incarnée par Kapp abandonné par une partie de l’armée républicaine pourtant acquise à sa cause sans oublier la tendance communiste réprimée dans le sang. Le rennbund altpreussen se dissout et Sebastian cherche d’autres centres d’intérêts. Seul un noyau dur continue à manifester son intérêt pour la politique. L’auteur remarque qu’il s’agit des plus bêtes et brutaux. « Ils adhérèrent à de vraies associations, par exemple l’Union des jeunesses nationalistes ou le Bismarckbund, et ne tardèrent pas à exhiber au lycée des coup-de-poing, des matraques, voire des casse-têtes ; ils se vantaient de prendre des risques la nuit en collant des affiches ou en les arrachant, et se mirent à parler un jargon bien à eux qui les distinguait de tous les autres. Et ils commencèrent à molester ceux de nos camarades qui étaient juifs. », p, 73. Sebastian, peu après la tentative de putsch, vit ces jeunes réaliser l’insigne antisémite, « les troupes d’Erhardt le portaient sur leur casque », p. 74.

Deux ans plus tard la scène politique retrouve son calme et l’entrée de Walther Rathenau (industriel et écrivain, membre du parti démocratique allemand DDP, ministre de la reconstruction de mai à novembre 1921, puis ministres des affaires étrangères de février à juin 1922) insuffle un nouvel élan et dessine un cap pour l’Allemagne. Allemagne retrouve une représentation internationale. « aristocrate révolutionnaire, un économiste idéaliste; juif, il fut un patriote allemand ; patriote allemand, il fut un citoyen du monde aux idées libérales… Il était assez cultivé pour dédaigner la culture, assez riche pour dédaigner la richesse, assez homme du monde pour dédaigner le monde. », p, 79. Le traité sur les réparations en nature avec Loucheur et le pacte d’amitié avec Titcherine fesaient l’objet d’un vif débat. « Les uns trouvaient les traités géniaux tandis que pour les autres ils émanaient d’un juif traître au peuple », p. 77. « Il faut saigner le cochon », p. 80. Ainsi s’expriment les adversaires de Rathenau. Ainsi, les contempteurs de Rathenau s’opposent à ceux de Hitler. Rathenau est assasiné en juin 1922 par trois jeunes gens, l’un d’eux était un élève de seconde. « De toute évidence, l’avenir n’appartenait pas aux Rathenau qui se donnaient la peine de devenir des personnalités hors du commun, mais aux Techow et autres Fischer qui apprenaient tout simplement à conduire et à tirer. », p. 83. Personne n’incita à en finir avec ces réactionnaires, « qui en réalité étaient déjà des nazis », p. 83.

Le gouvernement envisagea une « loi sur la la protection de la république » « qui prévoyait une peine d’emprisonnement légère pour crime de lèse-ministre et sombra rapidement dans le ridicule », p. 83. Enfin, un gouvernement de droite lui succéda.

Sebastian Haffner présente l’année 1923 comme un moment délirant. Avec la dévaluation de la monnaie allemande, la valeur de l’argent se perd et avec elle toutes les valeurs d’une époque. « Toute une génération d’allemands a ainsi subit l’ablation d’un organe psychique, un organe qui confère à l’homme stabilité, équilibre, pesanteur aussi, bien sûr, et qui prend diverses formes suivant les cas: conscience, raison, sagesse, fidélité aux principes, morale, crainte de Dieu. », p. 84. Poincaré occupait la Ruhr cette même année. Le gouvernement appela à une résistance passive qui trouva écho dans une population humiliée. Cependant, cet élan ne devait pas durer: La grève était corrompue par l’argent que les ouvriers ainsi que les employeurs touchaient du gouvernement et l’abnégation que l’on eut pu attendre d’un amour spontané pour la patrie en prenait un coup. « Bientôt, plus personne ne s’en émut…car il se passait ailleurs des choses plus démentes…Dès 1920, la première cigarette que j’avais fumée en cachette coûtait cinquante pfennigs. A la fin de 1922, les prix étaient de dix à cent fois plus élevés qu’avant la guerre, et le dollar valait environ cinq cents marks. », p. 87. Après la guerre de la Ruhr, le mark est en chute libre et le dollar entame une envolée dont les oscillations frayent entre les dix mille et les cent mille. « Une livre de pommes de terre qui coûtait la veille cinquante mille marks en coûtait cent mille aujourd’hui ; la paie de soixante-cinq mille marks touché le vendredi ne suffisait pas le mardi pour acheter un paquet de cigarette. », p. 89. Des gens se jetèrent alors sur les actions qui restaient, en ces temps incertains, la seule valeur fiable sur le cours des marchés. « On alla donc acheter des actions. Chaque petit fonctionnaire, chaque petit employé, chaque ouvrier devint actionnaire. On payait ses achats quotidiens en achetant des actions. Les jours de paie, les banques étaient prises d’assaut, et le cours des actions s’envolait comme une fusée. Les banques nageaient dans l’opulence…Il arrivait que certaines actions tombent, entraînant des milliers de gens dans leur course à l’abîme. On se refilait des tuyaux dans les boutiques, dans les usines, dans les écoles. » p. 89-90. Les jeunes et les petits malins se retrouvaient riches du jour au lendemain récompensés par leur impulsivité tandis que la conjoncture affamait ceux qui se tenaient à la marge de ces ambiances légères où l’argent se jouait au feeling, comme l’on joue au poker. « Les vedettes du jour étaient des banquiers de vingt et un ans, des lycéens qui suivaient les conseils financiers de camarades un peu plus âgés. Ils portaient des lavallières à la Oscar Wilde, traitaient leurs amis au champagne et entretenaient leur père quand il se trouvait dans la gêne. », p. 90. Les bars et boîtes de nuits fleurissent dans une société au mœurs légères. Les airs de fêtes célèbrent les amours volages, « rapides et sans détour ». « Les mendiants se mirent à pulluler, ainsi que les suicides relatés par la presse et les avis de recherche pour vol avec effraction », p. 92. Ainsi l’année 1923 marque les esprits par la perte de sens des valeurs traditionnelles d’une société désabusée abîmée dans un cynisme de circonstance, seule bouée de secours pour une jeunesse qui ne croit plus en rien. « Nous avions vécu le grand jeu de la guerre et le choc de sa fin ; nous avions subi les leçons décevantes de la révolution, nous assistions quotidiennement à l’effondrement de toutes les règles, à la banqueroute de l’âge et de l’expérience. Nous étions passés par toute une série de convictions contradictoires. D’abord pacifistes, puis nationalistes, nous étions passés sous la férule de l’éducation marxiste. La fin de rathenau nous avait enseigné que même les grands hommes sont mortels, la guerre de la Ruhr que les nobles intentions et les affaires crapuleuses peuvent êtres digérées avec la même facilité. Existait il encore quelque chose qui pût nous enthousiasmer? », p. 98. En août le dollar atteint le million puis en septembre le milliard, le billion fin octobre. À la mi août, le gouvernement est dans un état de prostration, des émeutes éclatent, l’Allemagne menaçai de se morceler, « la Rhénanie avait fait sécession, la Bavière avait fait sécession, l’empereur était revenu, les français étaient entrés en Allemagne », p. 100. Les Ligues politiques de droite comme de gauche se réveillèrent. Il y eut une République rhénane en Saxe dirigée par un gouvernement communiste ; la garnison de Küstrin entrepris de marcher sur Berlin. Les camarades des tendances politiques jugés douteux disparaissaient par dizaines, éliminés par les Ligues. Pour parachever ce tableau, des centaines de rédempteurs sillonnaient Berlin, « des hommes aux cheveux longs, vêtus de haires, qui se déclaraient envoyés par Dieu pour sauver le monde et trouvaient le moyen de vivre de cette mission. », p. 102. Le rédempteur Häusser avait un certain succès et son homologue à Munich était Hitler dont les discours exhalaient la haine des juifs. Ce dernier comptait instaurer un royaume millénaire où les juifs n’avaient pas leur place. « En novembre, l’entreprise inouïe du Häusser munichois, je veux dire de Hitler, fit les gros titres durant deux jours : il avait prétendu faire la révolution dans une brasserie. En réalité le cortège révolutionnaire avait été brutalement dispersé par une ronde de police sitôt après avoir quitté la brasserie, ce qui avait mis un terme à la révolution. Toutefois les gens crurent sérieusement toute une journée que c’était la révolution attendue. », p. 103. Le retour à une monnaie stable annoncait un retour à la normale peu après l’arrivé au gouvernement du chancelier Stresemann. «  Pour les fêtes de la nativité, tout Berlin se transforma en gigantesque marché de Noël. Tout coûtait dix pfennings, et tout le monde achetait des crécelles, des animaux en pâte d’amandes et autres puérilités, rien que pour se convaincre qu’on pouvait de nouveau acheter quelque chose pour dix pfennigs. », p. 105. Sebastian présente les années 1924-1929 comme une période de paix véritable la « seule …que ma génération ait connue en Allemagne », p. 106. De nouveaux sujets politiques étaient discutés: « l’élimination des ravages causés par l’inflation, le plan Dawes, Locarno, Thoiry, l’entrée à la Société des Nations », p. 106. Cette période de « libéralisme débonnaire » exhortait le retour à une vie privée. Cependant selon Sebastian, la jouissance des libertés personnelles était un art qui faisait défaut à nombre d’allemands ayant trouvé leur premier émoi dans la sphère publique « Ils n’avaient jamais appris à vivre sur leurs réserves à organiser leur petite vie privée pour qu’elle soit grande, belle et féconde ; ils ne savaient pas en profiter…C’est pourquoi ils ne ressentirent pas la fin des tensions publiques et le retour de la liberté privée comme un cadeau, mais comme une frustration. », p. 109. C’est à ce moment, selon Sebastian, que se creuse d’avantage l’écart entre non-nazis et nazis. Il juge la faible propension aux jouissances individuelles de son peuple, à l’inverse du modèle français ou Anglais, comme un facteur explicatif d’une certaine frustration et d’une préférence à une expression cathartique dont la dramaturgie trouve sa pleine expression dans le domaine public. La guerre et les passions politiques sont des objets de cette « Res Publica ». Ainsi la pensée autonome s’y fraye difficilement un chemin tandis que l’ennui et le vide de la décennie 1914-1924 a déraciné toute une jeunesse à son héritage, à ses valeurs traditionnelles jusqu’à les égarer dans un nihilisme désenchanté qui peut expliquer cette inclinaison à l’emoi public et l’inhibition, voire l’atrophie de quelque culture de la pensée et des jouissances individuelles. À cela s’ajoute des cultures plus anciennes dans les grandes plaines du Nord et de l’Est caractérisées par « le zèle, le sérieux, le sens du devoir excessif qui…président aux affaires et à l’organisation. Cultures qui semblent procéder d’une « horreur du vide qui appelle de ses voeux la délivrance : délivrance par l’alcool, par la superstition, ou mieux encore par une formidable, irrépressible et facile ivresse collective », p. 111. Ainsi peut on entendre par là une incapacité individuelle à donner sens à la vie. « La vieilles génération, ébranlée dans ses idéaux et dans ses opinions, commençait à avoir envie de démissionner ; elle flattait la jeunesse dont elle attendait monts et merveille. Et cette jeunesse ne connaissait rien d’autre que le tapage public, la sensation, l’anarchie et l’attrait dangereux de jeux irresponsables. Elle n’attendait qu’une seule chose : pouvoir mettre en scène des spectacles plus grandioses encore que ceux qu’on lui avait montré, trouvant désormais toute forme de vie privée ennuyeuse, bourgeoise et dépassée. », p. 112.

L’auteur interroge dans un second temps la culture du sport en allemagne dont il observe l’évolution dans les années 1924, 1925, 1926. Une culture qu’il juge étrangère à son histoire et dont le succès s’explique par l’effet catarthique du sport dont les confrontations internationales se substituent aux affrontements guerriers. En effet « au cours de ces années là, le nombre de licenciés et de spectateurs est multiplié par dix. Les boxeurs et les coureurs devinrent des héros nationaux, et les garçons de vingt ans avaient la tête farcie de résultats. », p. 113. Sebastian Haffner fait lui même l’expérience de cet engouement et consacre une partie de son temps à la course sur moyenne et longue distance pendant deux années de sa vie. « Les reportages sportifs jouaient le même rôle que les communiqués militaires dix ans plus tôt ; les records et les temps avaient remplacé les prisonniers et les prises. », p. 114. Le sport rassemble à l’unisson tout un peuple et devient un terrain d’échange public fédérateur. À la satisfaction des gens de gauche qui « trouvaient merveilleux que nos instincts guerriers pussent se donner libre cours sur un gazon pacifique… et voyaient la paix universelle assurée », p. 116. Cependant qe les « champions allemands arboraient sans exception des rubans noir-blanc-rouge, bien que les couleurs de la république fussent noir-rouge-or. », p. 116. Enfin, Sebastien explique la fin de cet engouement par son absence de but et de terme, qui ne pouvait être un exutoire final à cette « nouvelle aristocratie du biceps », Stresemann. Incidemment, les Ligues politiques se réveillaient. Sebastian Haffner tempère ce fatalisme conjoncturel justifié par l’appauvrissement de tout un peuple, et précise que les années Stresemann sont les seules années, pour les générations de la Grande Guerre, où l’existence individuelle « cessa d’être une tonalité mineure pour être une tonalité majeure », p. 120. Chacun était affranchi des conventions archaïques, déniaisé par les années 1914-1923. Chacun était libre de se forger une identité nouvelle. Les années 1926-1930, annonce une période de détente : les mœurs se libèrent, le fossé entre les classes s’atténue, la politique prend une coloration plus honnête. En octobre 1929, c’est la mort de Stresemann et avec ça, les « fauves » redeviennent actifs : « ils demandaient que tous les ministres qui continueraient à conclure des traités sur la base du mensonge qui imputait à l’Allemagne la responsabilité de la guerre fussent passibles d’une peine de prison. », p. 130. Affiches, cortèges et fusillades sonnait la fin de la paix sociale. « Paroles de haine dans les colonnes Morris ; pour la première fois dans les rues, des uniformes couleur d’excréments surmontés de visages déplaisants », p. 131. Brüning devenait chancelier au printemps 1930. Son bilan: il mit l’économie allemande à genou pour acquitter le paiement des réparations. « les banques fermèrent, le nombre de chômeurs atteignit six millions. », p. 132. Les traitements, retraites, prestations sociales, salaires privés furent sévèrement réduits. « c’est à lui que l’on doit la gestion des devises, qui empêchait les voyages à l’étranger, l’impôt sur la désertion, qui rendait l’exil impossible ; c’est lui aussi qui commença à limiter la liberté de la presse et à museler le Parlement. Et, étrange paradoxe, il faisait tout cela pour défendre la république. Mais les républicains commençaient peu à peu à se demander,… ce qui leur restait à défendre. », p. 133. Ainsi Sebastian présente le gouvernement de Brüning comme la « première esquisse » d’une dictature qu’il s’agissait, par des manièresanalogues, de conjurer. Les élections du 14 septembre1930 propulsèrent le parti nazi à la deuxième place avec cent sept mandats au lieu de douze. Peu à peu « le monstre de Hitler se mit à fasciner », p. 137. Ses promesses lui valaient une large clientèle d’indécis, de déçus et d’appauvris. A mesure que ce « petit harceleur déplaisant », p. 138, gagnait en audience, ses adversaires dans les partis ainsi qu’ au gouvernement, étaient comme hypnotisés. « Six SA avaient attaqué dans son lit un homme qui ne partageait pas leurs opinions, le piétinant à mort. Condamnés à mort pour cet acte, ils reçurent de Hitler un télégramme de félicitations. Rien ne se produisit. Ou plutôt si : les six assassins furent graciés. », p. 134. Ce qui lui valut ses vrai disciples, le noyau dur du parti nazi, consistait en deux promesses : « la reprise du grand jeu guerrier de 1914-1918, et la réédition du grand sac anarchique et triomphant de 1923. », p. 138-139. L’ Allemagne plongea de nouveau dans une guerre civile ponctuée de fusillades et d’attentats contre divers locaux de partis. « des groupes puissants étaient partisans de confier des responsabilités à Hitler pour l’empêcher de nuire », p. 141. A l’été 1932, Brüning tomba. Ce fut l’intermède Papen-Schleicher, « un gouvernement d’aristocrates, dont personne ne savait au juste qui ils étaient.. On assista à la liquidation de la république, à la suspension de la Constitution, à la dissolution de l’Assemblée, à de nouvelles élections suivies d’une nouvelle dissolution, à l’interdiction de plusieurs journaux, au renvoi du gouvernement prussien, au remplacement de tous les hauts fonctionnaires. », p. 142. A l’été 1932, dans leur uniforme autorisé, les nazis « lançaient déjà des bombes, élaboraient déjà des listes de proscription ; dès le mois d’août, on négociait avec Hitler pour lui proposer le poste de vice-chancelier et en novembre, Papen et Schleicher s’étant brouillé, on lui offrit même la chancellerie. Entre Hitler et le pouvoir, il n y avait plus désormais que la fortune de quelques nobliaux qui faisaient de la politique comme on joue à la roulette. », p. 143.

le temps de la Révolution