Poème darwiniste

Au fond d’un estuaire où peine à filtrer l’air, les anciens se terrent. Nos espèces dernières ont remporté la guerre, quand le gaz oxygène vint occire les archée méthanogènes. Ces schizophytes monères pullulaient dans l’atmosphère et nous n’étions guère qu’un avenir ballotant, jusqu’au jour où des vents contraires firent croître les cyanophycées dans la mer. Leur poison exhalé retranchait aux premiers, les espaces ouverts et les confinait où l’O2 ne pouvait s’infiltrer. Ainsi advinrent les métazoaires, dont nous sommes, fruit du hasard et de nécessité.

 

De Pascal Picq au post humanisme

Selon une étude d’Hélène Desprès[1], l’on peut considérer que l’espèce humaine avant d’avoir été une et indivise fut plurielle et que l’on eût pu compter « des » espèces humaines, soit l’affirmation de Pascal Picq, paléoanthropologue français, maître de conférences du Collège de France[2]. Il semblerait alors, si l’on considère l’hypothèse post humaniste, que la boucle est bouclée, puisque la génération d’humains sous quelques moyens biogénétiques, prothétiques, cybernétiques, aboutirait à la divergence d’une espèce en plusieurs espèces, soit un processus de « spéciation » (mécanisme biologique de division d’une espèce en plusieurs espèces). Ce scénario répondrait au processus de cladogénèse, soit la ramification en plusieurs espèces à partir d’un tronc commun, ce qui impliquerait l’apparition non pas d’une mais de plusieurs post humanités – ce qui poserait la question de la cohabitation, quand l’on sait ce qui advint des néandertaliens… Cependant, un autre scénario existerait, l’anagénèse, soit un processus par lequel une espèce connaîtrait une variation génétique au terme de laquelle la génération descendante remplacerait l’ascendante sans qu’il n’y ait spéciation mais remplacement. On parlerait dans ce cas de post humanité indivise, ce qui semble peu probable si l’on tient compte de la multiplicité des moyens technologiques par lesquels les humains pourraient être transformés. D’autre part, cela nécessiterait l’établissement d’une charte transhumaniste internationale qui réglerait un choix d’orientation évolutionniste commun à la planète entière, sans qu’aucun véto ne fasse entendre sa voix et sans qu’aucun particularisme étatique n’éclose, soit une utopie dans l’utopie. Alors cladogénèse ou anagénèse* ? A vous de trancher. 😉

[1] Hélène Desprès, Quand l’humanité diverge, la spéciation des post humains, in Post Humains, Frontières, Evolutions, Hybridité, PUR, Rennes, 2014

[2] Pascal Picq, Nouvelle histoire de l’homme, rééd. Coll. « Tempus », Perrin, Paris, 2005.

*la paternité de ces deux termes employés est attribuée à Bernhard Rensch.

Les surfaces langagières, reflet de l’aliénation sociale postmoderne ?

A partir de la thèse universitaire de Priscilla Wind, La notion de mise en scène dans le théâtre d’Elfriede Jelinek soutenue en l’année 2008 – reprise dans l’ouvrage dirigé par Elaine Desprès et Hélène Machinal, Post-Humains, Frontières Évolutions, Hybridités – pouvons nous avoir une analyse critique intéressante de la nature sociale contemporaine, de ses mutations et de ses potentielles dérives. Ainsi, Elfriede Jelinek, dramaturge et femme de lettres, inscrit sa réflexion de l’humain au théâtre sous le prisme d’expressions de langage dont le flot désincarné refléterait des « surfaces langagières »1. Selon Jelinek, ces dernières interrogent la notion même d’individu dans la société contemporaine où l’homme ne devient pas tant une identité psychologique distincte qui prend corps que le relais d’une communication de masse au sein duquel l’individu même se dissout. Cela fait écho au discours de Jean Baudrillard2 sur le matraquage médiatique dont le flot incessant finirait par menacer la pensée individuelle. Ce à quoi répondrait la « diversification extrême des sources et des informations » dont l’effet serait la fragmentation de l’individu. Ces mutations sociales dont Jelinek constate la qualité déshumanisante seraient dues à l’intrusion de la technique dans tous les champs de la société et susciteraient une assimilation du moi à un réseau social dont le spectre s’étend de la sphère intime à la sphère publique sans véritable frontière. En outre à partir de sa pièce Dans les Alpes (2002), Jelinek avance l’idée que « la technique dissout la fatalité antique » et qu’ainsi une « nouvelle forme de tragique »3 se substitue à l’ancienne, soit les occasions artificielle ou non-naturelles de danger que peut provoquer le monde technologique. Nous pourrions affirmer, en tant que lecteur, par notre propre expérience, ce constat que peut avérer de nombreux exemples du quotidien tels que l’empiétement des communications professionnelles par mail au domicile privé ; l’invasion du discours médiatique dans nos foyers par la télévision dont les faibles nuances et les orientations putassières – ou racoleuses – peinent à restituer la réalité du citoyen lambda ; Le parasitage des réseaux sociaux qui entretiennent une culture informationnelle tantôt commerciale tantôt complotiste où tout s’affirme et s’infirme sans le moindre traitement à la source de l’information. Il serait donc urgent de se pencher sur la question et de choisir entre une société assimilationniste où l’homme s’aliène de sa propre pensée et une autre multiculturaliste où l’homme assume une identité propre.

1Priscilla Wind, La crispation de l’être dans le théâtre d’Elfriede Jelinek, Paroles scéniques aux confins de l’humain, in Post Humains, Frontières, Evolutions et Hybridités, PUR, 2014.

2Baudrillard J., La société de consommation, ses mythes, ses structures, Paris, Denoël, 1974, p. 125.

3Livret de Das Werk, mise en scène de Nicolas Stenmann, Akademietheater, Vienne, 2003, correspondance par e-mail entre le metteur en scène Joachim Lux et Elfriede Jelinek, p. 16.

Rabelais et Leo Spitzer

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Un véritable « carnaval verbal » que l’écriture rabelaisienne disait Mikhaïl Bakhtine dans Rabelais and his world, publié en 1968. Ce qui n’est pas sans évoquer l’origine moyenâgeuse de ladite fête, au cours de laquelle il était question de « faire gras » avant le jeûne du Carême. C’est aussi une fête populaire qui tient son inspiration des traditions Saturnales romaines où il s’agissait d’inverser les conventions dans une société soumise à une forte pression religieuse et morale. Or n’est-ce pas ce que fait Rabelais dans ses œuvres ? Transgresser les codes de l’écrit, de la religion et d’une certaine morale qui vient d’en haut. Cette nature géniale de l’artiste, Leo Spitzer, philologue du XXème siècle, auteur d’une thèse sur le comique verbal de Rabelais et d’un essai philologique intitulé Le prétendu réalisme de Rabelais publié dans Modern Philology en 1939-1940, cherche à la définir au travers du style. Par l’analyse du style, prétendait-il atteindre l’esprit véritable de l’auteur. Ainsi donnerait-t-il l’idée essentielle que le « langage singulier », soit l’ « esprit » dudit écrivain, médecin et humaniste, procèderait de tensions : «c’est dans la tension entre le réel et l’irréel, entre l’horreur et le comique, entre le déformé et le vivant, entre l’épouvante enfantine et la joie d’exister enfantine, que réside ce qui est spécifiquement rabelaisien », Léo Spitzer. Si Léo Spitzer prétend représenter l’esprit de l’auteur dans l’écart qu’il entretient avec la norme linguistique par ces tensions singulières, il s’agit de l’éprouver à la lecture des ouvrages Pantagruel et Le Quart Livre. Pantagruel, publié vers 1532, raconte la vie de Pantagruel, le fils de Gargantua. Il s’articule entre naissance, éducation de Pantagruel et épopée campée par la figure majeure de son compagnon Panurge. Le Quart Livre, publié en 1548, raconte l’histoire d’un voyage initiatique mené par les Pantagruélistes embarqués vers l’oracle de la Dive Bouteille. Ainsi, en quoi la proposition de Léo Spitzer permet elle d’éclairer les singularités de l’auteur ? Considérant que ce qui est comique suscite le rire, que ce qui est horrible suscite l’effroi ou le dégoût, que ce qui est déformé joue de la tension entre l’irréel et le réel, que ce qui est vivant est le contraire de ce qui est mort soit ce qui est sain, que le réel est authentique ou véritable, que l’irréel est donc ce qui n’est pas vraisemblable, que l’épouvante enfantine est la peur de l’enfant, proche de l’irrationnel et que la joie de vivre de ce dernier est relatif au bonheur simple d’exister et de s’émerveiller des expériences sensibles et imaginaires. On peut envisager l’étude de ces tensions singulières autour d’une dualité entre rire et horreur, entre réel et réalité déformée, joie et peur enfantine.

De l’usage de la farce, soit du comique, et de l’horreur, naît une tension entre eux deux. De la sorte, le langage de Rabelais révèle une ambivalence certaine où se mêlent grossièreté paillarde, expression d’un rire libérateur, et commensalité barbare expression d’une horreur qui exhorterait à la modération. Ainsi Rabelais convoquerait il le rire d’une manière qui joue de l’obscénité à la fin de conjurer des mœurs pesantes. Rabelais au travers d’un certain « carnaval verbal » pour reprendre l’expression de Mikhaïl Bakhtine met en scène une inversion des valeurs à la manière d’un carnaval subversif où le « bas corporel » (sexualité, digestion, défécation) s’oppose à la pudeur et la censure du corps. C’est ainsi qu’une certaine paillardise confine au rire. L’on peut considérer par exemple dans Pantagruel la manière dont Gargantua évoque la mort de Babedec sa femme et mère de Pantagruel, « car vivre sans elle ne mest que languir ? Ha Badebec ma mignonne, ma mye, mon petit con (toutefois elle en avoyt bien trois arpens et deux sexterees) ma tendrette, ma braguette, ma savatte, ma pantoufle iamais ie ne te verray.» (Chapitre III). Ainsi ces expressions paillardes ne sont pas sans inspirer quelque rire gras, d’égale manière que les scènes d’ivresse, de gourmandise, par le moyen de jeux de mots, décalages et autres ressorts comiques. Mais cette paillardise langagière du « bas corporel » libératrice est en tension dans la langue rabelaisienne avec l’expression de l’horreur.

 

Ainsi l’expression de ce « bas corporel » tantôt suscite le rire tantôt peut susciter l’effroi. L’expression du « bas corporel » rend compte d’un langage, de situations primitives qui suscitent l’horreur, et que peuvent inspirer les activités physiologiques dépeintes par l’auteur, telles que la commensalité fruste de Pantagruel. Cette commensalité démonstrative inviterait à l’éducation humaniste et à la modération des passions. En effet, il y a une impression d’excès dans la satisfaction vorace de ses pulsions animales qui n’est pas sans inspirer l’effroi chez le lecteur. Cette représentation horrifique réside par exemple dans la manière monstrueuse et naïve qu’a l’enfant de se repaître d’une vache n’escomptant d’elle au début que son lait pour finir par la manger toute entière, chapitre III, « De l’enfance de Pantagruel » : « … vous prent ladicte vache par dessoubs le iarret, et luy mangea les deux tetins et la moitie du ventre avecques le foye et les roignons, et leust toute devoree, neust este quelle cryoit horriblement comme si les loups la tenoient aux iambes, auquel cry le monde arriva et osterent ladicte vache des mains dudict Pantagruel : mais ils ne sceurent si bien faire que le iarret ne luy en demourast comme il le tenoit, et le mangeoit tresbien comme vous feriez dune saulcisse : et quand lon luy voulut oster los, il lavalla bien tost, comme ung Cormaran feroit ung petit poisson, et apres commença a dire, bon bon bon. ». La représentation détaillée de cette commensalité n’est pas sans inspirer quelque effroi au lecteur et dénote une jouissance terrestre qui tient davantage de l’appétence immodérée et enfantine que de quelques désirs subtils qu’il conviendrait de taire. Ainsi cette description est la marque d’une appétence monstrueuse et primitive. Cette vie du corps marque l’absence d’éducation chez l’enfant et l’expérience de son potentiel destructeur. Ainsi Rabelais semble cultiver l’ambiguïté de ses opinions, car autant cette licence des mœurs se veut libératrice et ne manque pas de l’inspirer au lecteur qui connaît la censure et les conventions sociales dont il est obligé, autant les excès qu’il expose font comparaître ensemble tropisme puéril et plaisirs de la chair, jeunesse et vacuité de l’esprit où l’intempérance le dispute à l’horreur. On peut considérer qu’il y a une tension dont Rabelais n’est pas innocent car il semble en jouer habilement. Cette expression duelle transparaît dans la tension entre le réel et l’irréel.

Rabelais joue de la tension du réel et de l’irréel d’égale manière que du comique et de l’horreur. De la sorte, l’irréel ou la réalité déformée peut être interprétée comme le travestissement et l’invention d’une nature qui apparaît contraire au cours naturel du monde par sa qualité extra ordinaire. Par ces déformations, l’auteur convoquerait autant d’abstractions, de « monstres-sens », de figures allégoriques prétextes à une mise en abîme feutrée des grands phénomènes de son temps. Ce qui apparaît de la manière la plus évidente comme déformé, ce sont de prime abord les géants tels Gargantua ou Pantagruel, dont le gigantisme est contre nature. Le gigantisme chez Rabelais n’est pas sans évoquer la force et l’intelligence dont le vivant se retrouve déformé. Il peut également signifier différentes choses dont la centralisation du pouvoir qu’exercera Louis XIV. En effet, dans Pantagruel, on peut voir dans l’éducation de Pantagruel, l’instruction d’un prince éclairé destiné à régner par sa volonté propre soit une éducation moderne qui pourrait s’inspirer du traité politique Le Prince de Machiavel, publié en 1532. Une éducation qui tranche avec la dépendance médiévale du prince vis à vis de vassaux qui participent de l’émiettement du pouvoir royal et où le prince incarne de plus en plus l’État. Ou bien encore : Rabelais ne s’inspirerait il pas d’Érasme, auteur d’Institution d’un prince chrétien (1516) ? D’autre part, à l’intelligence gigantesque de Gargantua s’oppose la bêtise gigantesque des théologiens dont les enseignements exigent une ascèse pesante et répétitive. Nous avons également l’univers du Quart Livre où les occurrences de monstres, sont nombreuses, telles que les Unicornes, le Tarande de Scythie, voire encore le Physétère, ces monstres peuvent être dit « monstres-sens » en ce qu’ils sont porteurs de sens : le Physétère selon Frank Lestringant, professeur de littérature à l’université de Paris-Sorbonne, évoquerait le potentiel corrupteur de l’humanité vis-à-vis d’une nature immaculée, en effet Physétère veut dire « souffleur » et le monstre est dit enflé, ce qui renverrait à la réflexion théologique de la vanité humaine. En outre cette déformation du réel se voit jusque dans l’exotisme insulaire du Quart Livre, prétexte à la critique d’identités sociales bien réelles : Les îles peuplées d’indigènes que les Pantagruélistes croisent au cours de leur périple, à l’image des Argonautes, sont autant de figures allégoriques d’institutions que l’auteur cherche à combattre au profit de la liberté, ainsi peut on compter l’île des Chicanous (satire des gens de justice), l’île des Papefigues (protestants) ou encore celle des Papimanes (catholiques). Derrière le travestissement de la réalité, Rabelais aborde les grandes questions de son temps. Mais cet irréel rabelaisien signifiant, a son pendant dans la volonté manifeste d’apporter une certaine vraisemblance au récit.

 

Le réel, miroir de la vraisemblance, s’inscrit dans le langage rabelaisien au travers d’un mouvement duel. Le réel le dispute à l’irréel en ce qu’à cette réalité déformée où des questions biens réelles sont abordées, s’oppose un réel dont la dimension descriptive et érudite vient incrémenter la fable. Ce soucis du vraisemblable chez Rabelais témoignerait de son humanisme, révélé à la lumière d’une érudition en prise avec les événements de son époque. Ainsi Rabelais joue de la tension entre l’imaginaire et le réel afin d’aborder d’une part des questions sur la société de son époque, et d’autre part inscrire son récit dans une vraisemblance par le détail et l’érudition. On le voit notamment dans le Quart Livre dont l’inspiration essentielle du récit est celle du récit de voyage très en vogue à la Renaissance, en partie inspiré par les grandes découvertes maritimes et les grands explorateurs tel Marco Polo. L’auteur cherche au travers d’une description précise de l’embarquement à renforcer une impression de réalisme, « Le nombre de navires fut tel que vous ay exposé on tiers livre, en conserve de Triremes, Ramberges, Gallions et Liburnicques nombre pareil : bien équipées, bien calfatées, bien munies, avec abondances de Pantagruelion. L’assemblée de tous officiers, truchements, pilotz, capitaines, nauchiers, fadrins, hespaillers et matelotz feut en halagem. », Le Quart Livre (1, 911). Un récit qui tient compte de la manière dont les traversées transatlantiques s’organisent à l’époque, telles les expéditions engagées par Jacques Cartier en 1534 et 1535. Dans Gargantua l’on peut évoquer le concept de Mikhaïl Bakhtine du « réalisme grotesque » dont l’idée est que la nature descriptive et crue que fait Rabelais des corps et de ses penchants naturels telle que nous l’avons évoqué précédemment s’inscrit dans une forme de critique contre une norme sociale qui aliène l’homme de sa nature physique. Aussi pouvons-nous prêter à Rabelais au travers d’une tension entre le surnaturel et une certaine forme de naturalisme, la volonté d’engager un débat et de manifester son humanisme. Cette tension entre le réel et l’irréel invite à une autre tension : celle de la joie et de la peur enfantine, car le voyage n’est pas sans évoquer quelque passion enfantine d’égale manière que l’initiation à la découverte et au danger.

 

Dans le langage rabelaisien tantôt les situations grotesques et puériles renvoient à une joie enfantine, tantôt les situations étranges et phénomènes inconnus renvoient à la peur enfantine. Cette peur est intimement liée à l’inconnu et la quête de vérité. On peut le constater dans le Quart Livre, au chapitre LV, où à l’occasion d’un banquet, les Pantagruélistes sont confrontés à un événement surnaturel que la tradition littéraire appelle le « mythe des paroles gelées », voir V-L. Saulnier, Le silence de Rabelais et le mythe des paroles gelées, in François Rabelais, Genève, Droz, 1953. Confronté à cet événement surnaturel, soit des paroles gelées visibles mais dont l’entendement au dégel est fort délicat, Panurge réagit comme de coutume par un babillage dominé par la peur, « Ventre bieu est ce mocque ? Nous sommes perdus. Fuyons. Il y a embuche au tour…Tien toy près de moy ie te supplyu ?… Nous sommes perduz. Escoutez : ce sont par Dieu coups de canon. Fuyons… Ilz sont dix contre un, ie vous en asceure. » Chapitre LV, Le Quart Livre. Ainsi Panurge lâche la bride de raison et se fait le conteur fou d’un imaginaire foisonnant propre à celui d’un enfant. Ce chapitre est mis en miroir avec le chapitre LVI, entre le discours de Panurge dominé par une peur enfantine et le discours de Pantagruel, inflexion de la tradition philosophique qui consiste par la raison à appréhender un phénomène inconnu. Un discours qui dans la bouche de Pantagruel tend à dissiper la peur, par l’usage de la philosophie classique. Ainsi l’on peut considérer la peur enfantine de Panurge comme étant celle de l’ignorance. Une ignorance qui meut Panurge en fabulateur de créatures hostiles. Cette tension entre la joie et la peur enfantine à la manière des autres tensions évoquées précédemment, révèle un sens au cœur duquel Rabelais cultive l’ambiguïté : autant permet-elle d’aborder une dialectique entre peur et raison, peur irrationnelle de l’enfant, et raison, fruit d’une éducation humaniste dont Rabelais porte les valeurs, Autant la peur enfantine peut être un ressort comique littéraire. Cette richesse de sens se noue dans l’expression duelle des peurs et des joies enfantines.

 

La joie enfantine est encensée par une certaine licence du corps et de la farce qui font écho dans une société corsetée par la religion à la pudeur. L’expression du « bas corporel » rend compte d’un langage, de situation grotesques qui suscitent un rire de potache, et que peuvent inspirer les passages scatologiques. Ainsi le ressort grossier de l’humour scatologique transparaît de manière récurrente dans Pantagruel, ce qui apparaît en partie au travers des manigances de Panurge, tel Villon impénitent, à l’endroit des sorbonnards : Chapitre XII, Des mœurs et des conditions de Panurge, où l’on voit le sort que réserve Panurge aux « sorbonnards » de Paris, garants des mœurs et de la foi, «Et au regard des pouvres maistres es ars et theologiens, il les persecutoit sur tous aultres, quand il rencontroit quelqu’ung d’entre eulx par la rue, iamais ne failloit de leur faire quelque mal, maintenant leurs mettant ung estronc dedans leur chaperons à bourlet, maintenant leur atachant petites quehues de regnard, ou des oreilles de lievres par derriere, ou quelque aultre mal. Et ung iour que l’on avoit assigné à tous les theologiens de se trouver en Sorbone pour examiner les articles de la foy, il fist une tartre bourbonnoyse composée de force de hailz, de galbanum, de assa fetida, de castoreum, d’estroncs tous chaux, et la destrampit de sanie de bosses chancreuses, et de fort bon matin engressa et oignit theologalement tout le treilliz de Sorbonne, en sorte que le diable n’y eust pas duré ». Des expressions dont le dégoût le dispute à la vilaine moquerie et marquent un récit à contre-courant de la geste d’un chevalier ou de quelque expression pieuse, à l’endroit de l’Eglise. Soit un engagement risqué en cette période où la censure de l’Eglise, valait quelques condamnations arbitraires, dont celles exercées par les théologiens de la Sorbonne à Paris où l’affaire des Placards de 1933 accru l’intolérance et la vigilance des censeurs. Cet engagement contre l’hypocrisie de l’Église par le jeu d’expressions et de termes grossiers n’est pas sans évoquer la joie enfantine de Panurge qui se pourrait très bien être enfant qu’il n’aurait pas à travestir sa personnalité. C’est d’autre part une dénonciation habile car la virulence évidente et écœurante de ces propositions invite à la moquerie des protagonistes raillés. On peut considérer qu’il y a une tension dont Rabelais n’est pas innocent car il semble en jouer habilement : de la peur et de la joie enfantine tantôt pour traiter des grandes questions, tantôt pour moquer en l’espèce l’Église.

 

Ainsi, on a pu voir chez Rabelais au travers des œuvres de Pantagruel et du Quart Livre dans le cadre de l’interprétation de Leo Spitzer que se jouait une tension entre rire et horreur, entre réel et irréel, entre peur et joie enfantine. En cela, les tensions permettent de révéler des expressions singulières de l’auteur : La tension entre rire et horreur mêle l’expression d’un « bas corporel » libérateur à une critique horrifique de quelque tropisme primitif qui témoigne de l’absence d’éducation. La tension entre le réel et la réalité déformée révèle l’humanisme de Rabelais, un certain goût du naturalisme scientifique mêlé à la volonté par le jeu de l’allégorie de débattre des grands problèmes de son époque. Dans la tension entre peur et joie enfantine, le comportement enfantin exprime une certaine ambivalence entre la peur et le savoir, entre l’inflexion enfantine de la peur et la raison humaniste. Tantôt la peur enfantine est raison d’ignorance et de fabulations tantôt la joie enfantine – peut on dire potache, et dont Rabelais sait nous rendre complice – raille cette même ignorance et le sophisme d’institutions compromises dans leur foi et leur morale. On peut donc dire que la proposition de Léo Spitzer, produit d’une réflexion méthodologique scientifique sur le style de l’auteur, en tant que miroir du génie littéraire rabelaisien permet d’interpréter l’essence de ses œuvres et de sa personne, mais il serait péremptoire de dire qu’elle permet de sonder l’esprit de Rabelais de manière totale. Toutefois cette grille de lecture est féconde et nous pourrions approfondir par exemple la dialectique très intéressante du mythe des mots gelés portée par la réflexion humaniste de Rabelais sur la quête de vérité autour du réel et de l’irréel.