Le village des « cannibales »

Alain Corbin, historien connu pour son histoire des sensibilités (Les Filles de noce, 1978 ; Le Miasme et la Jonquille, 1982 ; Les Cloches de la terre, 1994 etc.) est l’auteur de l’ouvrage, Le village des « cannibales ». Une histoire dont l’étude se situe dans le sillage de la Nouvelle Histoire dite « histoire des mentalités »[1]. Le titre a trait à l’affaire de Hautefaye, en Dordogne, qui eut lieu le 16 août 1870 dans ledit village. Cet événement macabre est marqué par l’assassinat d’Alain de Monéys, un noble que les villageois qualifièrent de Prussien, soit une inculpation de trahison dans le contexte de la guerre franco-prussienne (19 juillet 1870 au 29 janvier 1871), laquelle fut fatale au Second empire incarné par Louis napoléon Bonaparte. Ainsi, Alain Corbin tente d’expliquer ce que l’on eût pu qualifier d’irrationnel, ou de folie collective monstrueuse, au travers d’un portrait psychologique de la paysannerie régionale. L’ouvrage, telle une carte géographique des mentalités dordognaises s’avère démêler les enjeux et les passions qui eurent cours à l’aune de l’assassinat qui défraya la chronique et leurs donne une interprétation subjective que l’on n’eût pu créditer de quelque rationalité sans une analyse historique rurale où jouèrent la culture paysanne, ses peurs, ses convulsions protestataires et la résurgence d’antagonismes de classe qu’un certain républicanisme bourgeois n’était pas sans entretenir à l’endroit des nobles. De même, la culture politique de la paysannerie, largement favorable à l’Empire – pour des raisons que l’on put imputer, pour partie, à l’enracinement d’un mythe napoléonien le long du XIXème dans le monde rural, ainsi qu’à un lien étroit fait dans les représentations collectives, entre la Révolution de 1789 et Napoléon Bonaparte, continuateur de la Révolution et triomphateur de la menace des contre-révolutionnaires sous l’Empire – donne un sens à ce que l’interprétation contemporaine ne peut saisir à la lumière d’une lecture des événements dont le jour serait, de toute évidence, anachronique : dont la raison du soutien paysan fait à l’Empire plutôt qu’à un républicanisme majoritairement urbain. Un républicanisme qui n’offrit à son arrivée (1848) aucune faveur à des paysans qui se plaignent de ce qu’ils doivent aux 750 bénéficiaires des 25 francs qui représentent pour l’époque « 10 fois le salaire d’un ouvrier agricole en période de moisson »[2], ou encore de l’impôt des quarante-cinq centimes, qui « les dépouille de leurs économies. »[3]. D’égale manière qu’à l’endroit des nobles, un anticléricalisme s’exprime violemment : l’on se méfie des ultra-montains, l’on proteste contre les Théories et petits négoces de Monsieur le curé[4], dont le monopole de la vente des cierges ; la vente des « tombes en vieux » ; les bouquets suspects dans les église pouvant contenir des fleurs de lys, emblème de la royauté ; les épis de blés (symbole du droit seigneurial de la dîme) et les marguerites figurés sur les tableaux posés au-dessus des portails d’église ; le coût d’entretien des édifices cultuels qui contrevient à la modernisation du terroir communal ; le paiement des sonneries de cloches ; les bancs d’église, symboles de la hiérarchie d’Ancien Régime et des privilèges accordés aux nobles moyennant quelque abonnement annuel etc. Cependant, pour peu protestataire que fût la noblesse contre l’Empire dans la Dordogne des années 1860, le noble est un bouc-émissaire, qui renvoie au souvenir de la Grande peur et de l’envahisseur qui défit Napoléon. Il est cette menace étrangère portant dans ses bagages Louis XVIII et le retour d’une monarchie censitaire. Étranger, il peut bien être prussien, il porte le mal pour toute raison. De tendance républicaine ? Les républicains ne sont pas tendres avec Louis Napoléon Bonaparte. Il est alors coupable de tout, coupable pour rien, c’est un bouc-émissaire. La folie apparente a ses raisons que l’histoire ne laisse entrevoir que sous les eaux turbides d’un sang que l’on ne sait coupable, victime de son histoire et de son étendard plus que de sa nature. Lisez Alain Corbin, c’est fin, très fin, ça se mange sans faim. 😉

[1] Rameau de la nébuleuse nommée histoire culturelle, que quelques historiens, tel Roger Chartier, ont contribué à faire connaître. Ces filiations catégorielles s’établissent, d’une part, de par la qualité anthropologique partagée des caractères sociaux objetisés, tantôt individuels tantôt collectifs, et d’autre part, de ce que lesdits caractères anthropologiques sont appréciés par des moyens épistémologiques similaires. Pour une étude approfondie de ces concepts, l’on pourrait référer à l’expression de Michel Vovelle, de la « cave au grenier », soit une généalogie d’une nouvelle histoire dont les racines puiseraient dans l’ « histoire économique », d’où naquit l’ « histoire sociale », qui versa à son tour dans une « histoire culturelle ». L’on peut proposer la lecture du livre de Philippe Poirier, Les enjeux de l’histoire culturelle, Paris, Seuil, 2004. Ouvrage historiographique qui propose une généalogie scientifique historienne desdits mouvements évoqués. Ainsi le village des « cannibales » s’inscrit-t-il dans une approche historique qui ne traite plus essentiellement de l’objet économique, politique, militaire, mais de l’individu et des représentations collectives dans lesquelles il s’insert.

[2] Alain Corbin, Le village des « cannibales », Flammarion, coll. « Champs histoire », (Aubier, 1ère éd. 1990), Paris, 2016, p. 43.

[3] Alain Corbin, Le village des « cannibales », Flammarion, coll. « Champs histoire », (Aubier, 1ère éd. 1990), Paris, 2016, p. 36.

[4] Alain Corbin, Le village des « cannibales », Flammarion, coll. « Champs histoire », (Aubier, 1ère éd. 1990), Paris, 2016, p. 30, Arch. Nat. F1 c III Dordogne 11.

Le rire dans Le Nom de la Rose, écho d’un certain passé médiéval ?

Le Nom de la Rose, écrit par l’érudit et écrivain Umberto Eco, paru en 1980, met en exergue la question du rire au Moyen-Age, alors, vraisemblance ou simple effet romanesque ? Avant toute chose, il convient de rappeler le contexte bien particulier dans lequel s’inscrit l’histoire du roman. La vacance du pouvoir impérial depuis la mort de l’empereur germanique Henri VII (1313) donne lieu à un affrontement pour la succession au pouvoir impérial. Louis de Bavière, prétendant au trône, vainqueur de son concurrent Frédéric d’Autriche en 1322, escompte que le Pape le fasse assoir sur le trône mais il n’en fut pas ainsi. C’est alors qu’un affrontement entre le Pape Jean XXII et le prétendant au trône impérial germanique Louis de Bavière éclate : des troupes pontificales et angevines occupent la Lombardie « terre d’empire », Louis de Bavière pour forcer sa reconnaissance décide d’intervenir et délivre le Milanais. Le Pape lui conteste toute autorité impériale ne l’ayant, de fait, pas reconnue et argue l’occupation pontificale de la Lombardie comme régulière en tant que la vacance du pouvoir impérial le prévoit par le statut papal de vicaire de l’Empire. Louis de Bavière est menacé d’excommunication s’il ne se retire pas, ce dernier occupe alors les États pontificaux et rétorque qu’il tient son autorité élective des Princes d’Empire et non du Pape. Ce dernier, en situation délicate, déplace le siège pontifical à Avignon et il s’ensuit une lutte qui va durer jusqu’à la mort de Louis IV (Louis de Bavière) en 1347. Il s’inscrit au cœur du conflit un débat de fond entre les franciscains qui ont fait vœu de pauvreté – lesquels tentent de faire reconnaître auprès de Jean XXII ce principe en tant que règle – et les partisans du pape, opposés à toute remise en cause des richesses de leur pouvoir temporel, meubles et immeubles. Dans le livre, c’est en tant que représentant franciscain que le personnage Guillaume de Baskerville, ancien membre de l’Inquisition et son coreligionnaire Adso de Melk de l’ordre des franciscains, viennent rencontrer une délégation papale dans une abbaye du nord de l’Italie – ce dans le contexte développé. En effet, les enjeux religieux et impériaux se croisent en ce que l’empereur saisit l’intérêt de soutenir les revendications des franciscains dont la volonté de pauvreté affaiblirait les prétentions séculières du souverain pontife. De la sorte Umberto Eco fait ressortir sous la forme romanesque différentes polémiques qui eurent cours à l’époque telles que la pensée de Guillaume d’Ockham, franciscain, dont le sillon de la théorie scientifique serait pour certains le prolongement. Parmi ces polémiques il-y-a la censure qu’exerce l’Église sur les livres dont le savoir pourrait remettre en cause le dogmatisme ecclésiastique – dont la Poétique d’Aristote qui traiterait, selon l’hypothèse d’un second volume disparu à l’Antiquité, du rire dans la Comédie. Il-y-a également la violence d’une certaine Inquisition, mais surtout : le rire. Ainsi, Jorge de Burgos, bibliothécaire de l’abbaye, s’impose comme l’adversaire de Guillaume de Baskerville, défenseur du rire, instrument de liberté et de vérité. En ce sens l’on peut s’interroger : l’évocation du rire dans le livre d’Umberto Eco, Le nom de la rose, correspond-il en quelque manière au passé médiéval ? L’on peut répondre par la manière historique et par les citations auxquelles réfère Umberto Eco pour donner corps au débat théologique. De fait, si l’on considère la recherche historienne sur le sujet, il-y-a bien une temporalité médiévale qui donne matière à réflexion sur les bons et les mauvais usages du rire au sein de l’Église mais aussi dans la société comme on l’eût pu considérée dépendante de la première selon le mode de vie paroissial.

Jacques Le Goff, établit deux périodes chronologiques médiévales distinctes durant lesquelles s’inscrit une certaine norme des valeurs d’usage du rire au Moyen-Age. La première s’étendrait du IVe siècle au Xe siècle. Cette dernière serait marquée par une vision monacale doctrinaire du rire selon un esprit de continence – silence, humilité etc. Austérité à laquelle les règles monastiques ont contribué, exemple : La Règle du Maître, ou encore la non moins renommée règle de saint Benoît prégnante dans tout le monachisme occidental dès le IXe siècle. Considérant que l’Ancien Testament et le Nouveau Testament offrent une richesse d’interprétation ambivalente sur ledit sujet – le bon rire et le mauvais rire – l’on eût pu considérer que l’interprétation dominante du rire du IVe au Xe siècle procédât de l’avantage que les ecclésiastiques fissent aux citations saintes négatives en Occident. Cela eût pu être déterminé, pour partie, par le fait que l’unique verbe latin qui figure l’acte de sourire « subrisus » (soit rire sous cape), préfigure une interprétation culturelle négative du rire dans la tradition scolastique occidentale. Un système de valeur dont Jacques Legoff présumerait un basculement à partir du XIIe siècle selon quoi l’on eût pu prétendre le rire comme une invention du Moyen Age du fait de sa considération théologique problématique. Il serait en outre à nuancer la dimension jusqu’au-boutiste d’une période de répression monacale du rire, considérant la recension d’une littérature pendant la période dite joca monacorum, soit jeu de moine, recueil d’histoire de moines, de curés, d’arméniens, de juifs (occurrences à partir du VIIIe siècle) qui prêtait au divertissement ainsi qu’au rire au sein même des monastères.

Dans la deuxième période, l’on verrait une libération du rire marquée par l’importance grandissante des laïcs et le succès de la littérature vernaculaire telle que le genre des fabliaux : l’on pourrait citer Le Roman de Renart (vers 1174), Le Roman de la Rose (de 1230 à 1280) ou encore le fameux Décaméron (1349-1353) de Boccace, dût-il son inspiration aux fabliaux français et enfin, j’eusse été indigne que je ne le citasse point, Rabelais et ses œuvres dont le Tiers Livre ou le Quart Livre. Dans ce sillon, des religieux dont Saint François d’Assise (~1182-1226) prendraient alors le chemin d’une assimilation du rire comme acte de foi, Louanges de Dieu : « Tu es joie et liesse ». Une thèse à laquelle un certain Michael Bakhtine, se serait opposé. Ce dernier avançait l’hypothèse que c’eût été avec la Renaissance que le rire prît son essor dans la culture occidentale. L’historien Jean Verdon, évoque l’idée que le rire coïncide avec l’essor du rire en société : Le rire deviendrait un moyen pour les clercs d’entretenir la filiation chrétienne dans les communautés rurales et urbaines. Au XIIIe siècle, Jacques de Vitry eût dit qu’il fallût ranimer l’attention des auditeurs « à l’aide d’exemples plaisants », p. 31. D’après l’ouvrage Éloge de la Folie (1509) d’Érasme, des prédicateurs manifestent quelque emphase corporelle et truculence verbale qui viennent agrémenter la dimension apostolique de leur œuvre. Michel Menot (~1480-1500), théologien : « On pourrait enlever le fumier d’une écurie où il-y-aurait eu quarante-quatre chevaux, avant qu’une femme n’ait finit sa toilette. », p. 32. En outre, l’on peut lire à la page quarante-neuf, qu’une certaine misogynie tiendrait sa source littéraire dans les textes cléricaux. De la sorte l’anecdote qui suit procède : « Un homme incapable de supporter sa femme plus longtemps, décida de partir en pèlerinage » Celle-ci lui demanda à la garde de qui il la laisserait. « Je te confie au diable », répondit-il, in petto. Pendant l’absence du mari, des galants se présentèrent chez la femme et, à chaque fois, le diable apparaissait et les chassait, en arguant que le mari avait confié son épouse à sa garde. Quand l’homme fut enfin de retour, le diable se hâta de lui rendre sa femme en lui disant : – Reprends ta femme que tu as commise en ma protection et que j’ai gardée à grand labeur. J’aimerais mieux avoir à garder une douzaine de chevaux sauvages qu’une telle mégère » (HM), p. 49-50. Il y eut donc bien une réalité particulière du rire au Moyen-Age.

Il apparaît donc évident que le rire dans Le Nom de la Rose, fait écho à une certaine vérité historique très bien connue de l’auteur. En effet ceci n’est pas surprenant, considérant que feu Umberto Eco était un historien de renom, en témoigne ses références littéraires ainsi que celles aux Autorités ecclésiastiques. L’on peut citer l’évocation de la Cena Cypriani (~IVe-Ve siècles) dont l’auteur anonyme parodiait la mémoire de la Cène dont le banquet dégénère en un véritable pugilat collectif ; l’interdit jeté sur le rire selon la Règle de saint Benoît (vers 529), connue entre toute, objet d’un débat où Jorge de Burgos, bénédictin, porte la parole de saint Benoît ; ou encore la Poétique, d’Aristote, à laquelle Umberto Eco prête sa plume pour combler la partie lacunaire de l’œuvre aristotélicienne : en effet, il semblerait qu’Aristote eût réalisé un second volume, lequel comportât un traité sur la Comédie dont on eût pu supposer qu’il traitât du rire. Ce volume eût disparu avant le commencement du Moyen-Age. Ainsi, Umberto Eco fait revivre un savoir sur lequel le moine Jorge de Burgos exerce une censure tout à fait particulière, considérant la fin de l’histoire. Afin de me garder de toute tentation de spoiler l’histoire je vous invite en définitive à lire le livre, voire même l’adaptation cinématographique (1986) non moins célèbre de Jean-Jacques Annaud.

Source iconographique

Série d’images tirée du livre de Jeannine Horowitz, Sophia Menache, L’humour en chaire, Labor et Fides, coll. « Histoire et socété », Genève, 1994. 20161018_143347-lecarnaval.

Bibliographie

Jacques Le Goff, « Rire au Moyen Age », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques [En ligne], 3 | 1989, mis en ligne le 13 avril 2009, consulté le 17 octobre 2016. https://ccrh.revues.org/2918.

Le Goff Jacques. Une enquête sur le rire. In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 52ᵉ année, N. 3, 1997. pp. 449-455. DOI : 10.3406/ahess.1997.279579. www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1997_num_52_3_279579.

Jean Verdon, Rire au Moyen-Age, Perrin, Paris, 2001.http://www.editions-perrin.fr/livre/rire-au-moyen-age/9782262015022.

Jeannine Horowitz, Sophia Menache, L’humour en chaire, Labor et Fides, coll. « Histoire et socété », Genève, 1994. http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1997_num_52_3_279582_t1_0513_0000_000.

M. A. Screech, Rabelais et le mariage, Religion, morale et philosophie du rire, Droz, Genève, 1992. http://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_1995_num_73_3_4047_t1_0902_0000_2.

Umberto Eco, Apostille : Au nom de la rose, Grasset, coll. « Livre de poche », Paris, 1985. http://www.livredepoche.com/apostille-au-nom-de-la-rose-umberto-eco-9782253044147.

Umberto Eco, Le nom de la rose, Grasset, coll. « Livre de poche », Paris, 1982. http://www.persee.fr/doc/medi_0751-2708_1983_num_2_3_913_t1_0142_0000_2.

Perrin Michel. Problématique du rire dans Le Nom de la Rose d’Umberto Eco (1980) : de la Bible au XXe siècle. In: Bulletin de l’Association Guillaume Budé : Lettres d’humanité, n°58, décembre 1999. pp. 463-477. DOI : 10.3406/bude.1999.2446, www.persee.fr/doc/bude_1247-6862_1999_num_58_4_2446.

Ernst Robert Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin [« Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, 1948 »] (trad. J. Bréjoux), Paris, Presses universitaires de France, 1956 (réimpr. 1986), 2 vol.

Comment les États autoritaires persistent-ils ?

Ce que l’on peut dire est qu’un État par trop absolutiste, voit sa fin dans les formes de radicalités qu’il suscite selon une observation commune à la France, l’Angleterre dont ses colonies américaines, le Saint-Empire romain germanique… à la condition que ses fondements sont mis à mal par l’incarnation de désaccords dans l’appareil même du pouvoir religieux soutenue par une élite parlementaire pour partie laïque. Aussi si un État autoritaire chute en raison de convulsions organiques internes, par quels moyens les États autoritaires persistent-ils et conjurent ce que l’on pourrait considérer comme une fatalité à l’heure de la communication internet et des grandes revendications sociales ? Selon ce que l’on peut constater, l’on peut invoquer plusieurs éléments : l’adaptation aux enjeux économiques mondiaux,  la bonne maîtrise de la censure et des outils médiatiques, une bonne administration policière et un service des renseignements efficace, le culte de la personnalité – l’on pourrait citer la Corée du Nord, la Russie, la Chine – ainsi que, considérant le contexte moyen-oriental actuel, l’alliance tribale des principales communautés religieuses influentes telles que le Qatar, Dubaï, le Koweït, l’Arabie Saoudite, tirant profit des rentes du pétrodollar, une vitrine électorale faussement démocratique pour le cas de l’Iran, où l’émergence d’un nationalisme politique laïc est rendue inenvisageable, en ce qu’une communauté religieuse représentant l’ensemble des sujets d’une république théocratique ne peut contester cette dernière sans qu’il n’y ait préexistence de courants gnostiques institutionnels séditieux en son sein, selon une observation générale, catalyseur d’une véritable contestation politique, propice à l’émergence d’une conscience citoyenne laïque. Ainsi les régimes autoritaires qui se maintiennent aujourd’hui ont trait à deux types de pouvoirs dont l’un apparaît sous la forme la plus évidente : théocratique. Ce dernier conjure toute forme de réalité civique embryonnaire dans le cadre du politique en raison de ce qu’un régime théocratique par la verticalité constitutionnelle du pouvoir conjure systématiquement la pensée individuelle. Et le second, plus insidieux dont le maintient de l’autoritarisme procède de quelque simulacre démocratique doctrinaire à grand renfort de populisme nationaliste et sécuritaire. Je m’attacherai dans cet essai à évoquer une brève rétrospective du socialisme arabe au Moyen-Orient en tant que sa réalité géopolitique semble avoir conjuré la mémoire de cet épisode dont les enjeux ont contribué pour partie aux convulsions intégristes que nous connaissons aujourd’hui .

Il faut considérer que s’il y eut émergence d’un socialisme arabe au Moyen-Orient (Irak et Syrie : parti Baas ; Égypte : le nassérisme)  dans les années 1950-1970 – en réponse au colonialisme occidental subit depuis la Première guerre mondiale et à la faveur d’un progressisme idéologique socialiste – il fut malheureusement émoussé pour partie par l’affaiblissement des forces arabes engagées dans le combat de la guerre des Six jours, contre l’État d’Israël et par un dévoiement militaire des pouvoirs en place, fortement sollicités dans le contexte moyen-oriental, considérant la guerre Iran/Irak (1980-1988) ; l’invasion du Koweït par l’Irak et les mesures de rétorsion des coalisés qui annoncèrent la seconde guerre du Golfe (1990-1991). Un contexte excité par les aides financières militaires d’États occidentaux dont le pari était de croire au rôle stabilisateur de l’Irak sur l’échiquier géopolitique moyen-oriental, ces derniers retournant leur veste suite à la dérive dictatoriale et belliqueuse de Saddam Hussein. L’issue que l’on connaît de la guerre d’Irak (2003-2011, dont certains analystes évoquent les motivations douteuses liées aux intérêts pétrolifères) eut l’effet de saper les fondements du parti Baas dans la région et remit au devant de la scène, des rivalités communautaires claniques et religieuses régionales, stimulées par  divers facteurs que sont d’une part, l’arbitraire des prisons américaines, véritables couveuses d’un wahhabisme à qui l’on doit DAESH (sans considérer l’effet désastreux de l’affrontement américano-soviétique en Afghanistan), et d’autre part, la politique criminelle de Bachar el-Assad, dont l’effet est d’avoir mis la rébellion syrienne sous le joug d’un État islamique, libérateur aux premières lueurs du jour, tortionnaire du peuple syrien au crépuscule d’une révolution escamotée. Sans oublier le jeu dangereux du financement occulte des mouvances religieuses intégristes par des États du Golfe dont l’Arabie Saoudite et quelques émirats.

Quant au nassérisme, qui réfère à la politique nationaliste d’indépendance économique et de justice sociale de Gamal Abdel Nasser en Égypte ainsi qu’à un panarabisme nationaliste libérateur dans le monde arabe, ses mesures politiques semblaient consolider la jeune République de 1953 pour délicate que fût l’opération d’inféoder l’appareil militaire égyptien au gouvernement civil. Son influence régionale fléchit dans un premier temps après l’effondrement de la République arabe unie, critiquée en raison d’un autoritarisme nassériste en Syrie et dont l’effet fut la sécession de cette dernière en 1961. Puis Nasser revint sur la scène régionale à la faveur de coups d’État ourdis par le parti Baas en Irak et en Syrie en 1963. Cette nouvelle union fédérale (1965) souhaitée par le gouvernement égyptien fut de courte durée quoique des liens furent restaurés sous l’initiative de la Ligue arabe (en partie sous l’impulsion du Caire) fédératrice de l’alliance OLP. Comme évoquée précédemment, la défaite de la ligue arabe à l’issue de la guerre des Six Jours (juin 1957) affaiblit l’influence de ladite Ligue et donc de la politique nassériste et bassiste dans la région. La mort de Nasser et la succession de Anouar el-Sadate mit fin au Nassérisme. La République d’Égypte, aujourd’hui a perdu de sa clarté, ce à l’aune du coup d’État militaire mené par Abdel Fattah al-Sissi, le 3 juin 2013, au prétexte de l’orientation politique islamiste du président Morsi, invoquée comme une menace pour la Constitution de la République égyptienne. Ce qui n’empêche pas ce dernier à son tour de mener une politique attentatoire à la Constitution républicaine dont témoigne le musèlement des médias, les tortures, les exécutions et les emprisonnements arbitraires.

Peut être eût pu-t-on dire que le Liban dérogeât à ces logiques de chapelles religieuses, mais que dire d’une démocratie dont la représentation à l’Assemblée est d’ordre confessionnelle ? Toutefois peut on l’exonérer de quelque autoritarisme. La République du Yémen quant à elle interdit l’apostasie contre l’Islam… La Palestine inclue dans sa définition du droit civil, la coutume et la charia… Et la Turquie au vu des événements récents – dont la volonté d’Erdogan de présidentialiser le régime parlementaire par le truchement d’une majorité AKP aux deux tiers (7 juin 2015) ; ses saillies allocutaires ambigües sur l’Islam ; la grande purge pratiquée après le coup d’État raté (15 juillet 2016), marqueur d’un exercice du pouvoir autoritaire et arbitraire – laisse à penser que l’horizon démocratique n’est pas à l’ordre du jour. Enfin, la République de Chypre semblerait bien être le seul représentant d’une démocratie laïque au Moyen-Orient, avec pour parti majoritaire (31%), un parti d’orientation communiste…

Pour conclure, cet article ne prétend pas faire un inventaire mondial, pour la simple raison que cela ferait certainement un livre, voire plus, mais l’on peut considérer tout du moins que les régimes démocratiques dans le monde sont très minoritaires et ne se distinguent qu’en tant qu’ils sont des puissances à forte représentation internationale par leurs poids économiques et militaires. Ainsi, à défaut d’être exhaustif et vous laissant à votre responsabilité quant aux nuances qui s’imposent, je vous renvoie à l’annexe « Cartes géographiques » qui peut vous donner une vision globale (et qui donc ne peut certainement pas se soustraire à l’étude de cas et aux particularismes régionaux). L’on constatera la difficulté à saisir la nature des régimes selon qu’on leur attribue des états perfectibles, ou ambivalents tels qu’au travers de la catégorie « régimes démocratiques présentant de fortes irrégularités ». Ce qui à mon sens est une raison pour ne pas les considérer à juste titre comme des régimes démocratiques, mais laissons au domaine scientifique ses nuances quelque peu complaisantes…

Cartes géographiques

Jean-Benoît Bouron, Carte des régimes politiques dans le monde, http://geotheque.org/carte-des-regimes-politiques-dans-le-monde, 6 octobre 2009.

Actualix, Démocraties dans le monde, http://www.actualitix.com/democraties-dans-le-monde.html, 20 août 2012.

Cécile Marin, Le monde diplomatique, Chaotique marche vers la démocratie, https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/afrique-democratie, Octobre 2015.

Sources littéraires numériques

Droz-Vincent Philippe, « Quel avenir pour l’autoritarisme dans le monde arabe ? », Revue française de science politique 6/2004 (Vol. 54) , p. 945-979
URL : www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2004-6-page-945.htm.
DOI : 10.3917/rfsp.546.0945.

Hamit Bozarslan, Les attentes démocratiques au Moyen-Orient, http://www.scienceshumaines.com/les-attentes-democratiques-au-moyen-orient_fr_26933.html. Publié le 03/03/2011.Youssef Girard, L’expérience syrienne, http://www.ism-france.org/analyses/L-experience-nasserienne-article-14419, ISM (International Solidarity Movement), 28 sept. 2010.

Des révolutionnaires chrétiens sous l’Ancien régime

Après que l’on eût raconté le mouvement religieux janséniste en France – dont les lettres dites Les Provinciales (1656-1657) diffusées à plus d’une dizaine de milliers d’exemplaires et écrites par l’auteur anonyme Blaise Pascal, lui valut sa pleine renommée auprès d’un lectorat intellectuel bourgeois laïque et catholique – l’on pouvait dire que sa dénonciation des jésuites aux mœurs dévoyées et sa volonté d’accorder au Concile un pouvoir représentatif et décisionnel plus légitime par le nombre que celui du Pape afin de plaider sa cause, poussèrent à l’affaiblissement de l’ordre religieux et au renversement des ultramontains. En effet, nonobstant un moralisme janséniste chrétien rigide et austère dont témoigne la critique originelle à l’endroit du probabilisme jésuite, censé renfermer le germe d’un libre arbitre contraire à la prédestination, la défense des jansénistes remit en cause l’ordre et leur valut d’être accusé d’hérétiques, ce que ledit mouvement eût plutôt combattu, considérant à leur tour l’ordre jésuite comme déviant, voire pélagianniste et leur jansénisme – dont ils ne se reconnaissaient pas comme tels – comme fidèle à la tradition augustinienne, dans la droite ligne de la Contre-Réforme [1], pour janséniste que pût être l’abbé Grégoire, quoique bien plus sûrement richériste à la Révolution. Sans nuance, quelques historiens leur attribuent la responsabilité d’une démocratisation du clergé et de l’établissement de l’Église constitutionnelle à l’été 1790, par l’effet de forces conjointes (richérisme ; gallicanisme ; jansénisme). Une polarisation contestataire de l’ordre royal qui se confond progressivement avec l’opposition parlementaire. Considérées (les forces contestataires) alors par le roi comme des sectes républicaines qui menacent son autorité, Louis XIV, en délicatesse avec son Parlement et les évêques de son royaume, sollicite auprès du pape une bulle papale. De cette façon, la bulle Unigenitus (1713) pallie les difficultés du roi à faire exécuter sa volonté en son royaume par l’intercession d’une déclaration divine irrévocable et doit couper court à une contestation pré-républicaine de plus en plus politique et de moins en moins théologique. Une convergence des intérêts contestataires dont on s’accorderait à dire qu’elle fût provoquée par l’accentuation conflictuelle des rapports entre l’ordre monarchique et ceux que ce dernier cherchait à condamner. Plus précisément, il deviendrait évident que le radicalisme des formes contestataires procéderait de la volonté même de la monarchie et de l’Église de faire taire des idées qui eurent pu ne pas nourrir quelque opposition si ces dernières s’en étaient accommoder. Dès lors voudra-t-on voir dans ces mouvements religieux la formation d’un esprit séditieux, dont l’inspiration portera au peuple français les idées révolutionnaires. Cela d’égale manière que le protestantisme ou encore la franc-maçonnerie. Cependant que ce fait tend à être considéré en regard de l’historiographie (XXe siècle) comme la convergence de différents intérêts contingents, auxquels le richérisme et le gallicanisme ont plus sûrement contribué, de même qu’il ne serait plus alors possible d’envisager un jansénisme authentique après 1713, considérant le développement de ses bigarrures provinciales et internationales. Tandis que nos amis contre-révolutionnaires eurent aimé dire que cela fût le résultat d’un processus linéaire et coordonnée, par la main complotiste desdits jansénistes, fourrés – comme l’on eut prétendu des juifs – tant dans les loges maçonniques que dans les milieux protestants.

[1] Plongeron Bernard. Une image de l’Église d’après les « Nouvelles ecclésiastiques » (1728-1790), http://www.persee.fr/doc/rhef_0300-9505_1967_num_53_151_1476. In: Revue d’histoire de l’Église de France, tome 53, n°151, 1967, p. 252.

Nicolas Lyon-Caen, La boîte à Perrette, Le jansénisme parisien au XVIIIe siècle, Albin Michel, Paris, 2010.

Evergton Sales Souza, Jansénisme et réforme de l’Eglise dans l’Amérique portugaise au xviiie siècle, Jansénisme et réforme dans l’Amérique portugaise au XVIIIe siècle, Revue de l’histoire des religions [En ligne], 2 | 2009, mis en ligne le 01 avril 2012, consulté le 10 octobre 2016.

 

Je ferai taire ton mal pour ton bien mais où sera ton bien sans mal et où sera le notre sans le tien ?

Je ferai taire ton égo pour que tu n’aies plus à prétendre

J’émousserai ta raison pour que tu n’aies plus d’intérêts à défendre

Je ferai taire ta peine pour que tu n’aies plus à haïr

J’abolirai les violences de masse pour que tu n’aies plus à fuir

J’effacerai ta mémoire pour que tu n’aies plus à regretter

Je damnerai ton histoire pour que tu n’aies plus à te glorifier

J’abolirai ton passé pour que tu ne commémore plus ta race

Je dénouerai ton corporatisme racial pour que tu n’aies plus à perpétuer de crime de masse

J’assourdirai ton cœur pour qu’il ne suinte plus l’amertume

Je bâillonnerai ta haine pour qu’à ta bouche ne porte plus d’écume

J’effacerai tes racines pour que tu n’aies plus à revendiquer la pureté de ton essence

Je diminuerai tes croyances pour que tu n’aies plus à semer les germes de l’intolérance

J’atrophierai tes muscles pour que tu n’aies plus à te battre

Je blâmerai tes compromissions pour que tu n’aies plus à couper les cheveux en quatre

J’assommerai ta libido pour que tu n’aies plus à posséder

J’abolirai l’absolu pour que de désir tu n’aies plus l’idée

J’effacerai ta ruse pour que tu n’aies plus à déguiser tes vices

Je tordrai le cou à ta duplicité pour que ton visage n’affecte plus la malice

Je te rendrai muet pour que ta rage ne soit plus qu’un filet d’eau sourde

Je ridiculiserai ton Dieu pour que tu n’aies plus à te rendre à Lourdes

La face cachée de l’hypermatériel

Au travers de son ouvrage, Économie de l’hypermatériel et psychopouvoir[1], Bernard Stiegler approfondit une réflexion singulière sur l’avenir de nos sociétés et ses mutations technologiques : laquelle dépeint la voie prise de nos sociétés vers l’hyper-matériel comme la menace pressante d’un phénomène de « prolétarisation de l’esprit, voire d’une paupérisation de la culture », p.11. Ainsi le penseur prétend que les technologies ne sont pas celles de l’immatériel tel que l’on pourrait qualifier la trame virtuelle des échanges informatiques sur internet, mais celles de l’hypermatériel. En cela il s’explique : la substance informationnelle dite virtuelle procède d’un phénomène physique dont l’effet est l’émission d’une énergie – structurée et dirigée par l’homme dans le cas des technologies de l’information numérique – qui n’a rien d’immatérielle, car un flux d’énergie est avant tout un état physique transitoire produit par le matériel. C’est en ce sens qu’il serait inexact d’employer le terme immatériel. Cet état transitoire serait plutôt dit « hypermatériel ».

Au cours de son ouvrage rappelle-t-il les concepts préliminaires qui l’ont menés à la partie cruciale et fondamentale de son sujet : la science se serait éloignée de l’intuition et de l’idéalité, soit l’essence générale des idées ou encore des éternités. Ces dernières sont des objets de désirs qui permettraient à l’homme de relier le travail scientifique relatif à l’étude des formes et des phénomènes concrets à celui des idées générales à la fois immanentes et insondables. Elles susciteraient par leur magnétisme une intention relative à l’idée d’intentionnalité, laquelle infléchirait l’être vers l’objet de son désir et permettrait de le sublimer. En ce que la science se serait éloignée de ces dernières, et en ce que le ratio soit la raison comptable, se serait substituée à la raison générale,  elle se serait alors appliquée dans une approche utilitariste et computationnelle des phénomènes naturels. Dans cette voie froide et désenchantée ou le dessein scientifique se serait imposé au devant du désir de savoir, par delà le désir précurseur de croire, l’homme se serait aliéné d’une inspiration vitale essentielle, constitutive de son humanité, soit ladite sublimation.

D’autre part, il est intéressant d’en considérer les causes : Il est remarquable que cette science  qui donne lieu à une technologie de l’utilitarisme et de l’efficience est la conséquence d’une politique productiviste – qui procède d’une intelligence capitaliste dont les formes éminentes, soit l’industrie, la finance, l’armée, sont les bases d’un pouvoir politique supra-étatique – qui berce le citoyen d’une douce musique aliénante et anesthésiante : l’idéologie de la croissance. Et j’insiste sur cette qualité idéologique en ce que la croissance n’est pas une réalité donnée mais une croyance qui se base non pas sur une science dure mais une science humaine, soit l’économie. Dès lors est-il difficile de considérer sérieusement un tel système. Car l’économie est un outil de domination dont l’imposture repose sur l’invention d’un facteur humain prévisible et donc dénué des contingences que sont les émotions. Pour se faire, la science économique a inventé une réalité scientifique ou l’homme dit « néoclassique » est à l’image de la rigueur de  ladite science, c’est à dire fictif, L’économie comme on ne vous l’a jamais expliquée dans les médias[2].

Pour en revenir à l’étude de l’hypermatérialité, Bernard Stiegler rappelle qu’un rapport[3] de Simon Nora et d’Alain Minc commandé, en 1977 par Valéry Giscard D’Estaing sur les conséquences des technologies de l’information sur la société, met déjà en relief les nouveaux jeux de pouvoir qu’elle présuppose. Ces derniers sont également considérés au travers des potentielles dérives que la technologie de l’information pourrait occasionner. Donc il est un fait avéré que la technologie de l’information peut générer des dérives. Bernard Stiegler pense que la plus grande menace que fait peser la technologie sur l’humanité est sa tendance effective à orienter son usage vers une économie de l’attention dont les effets pervers seraient de diminuer gravement chez les nouvelles générations cette capacité d’attention et par la même de nuire à ce que B. S. appelle les rétentions et les protentions, « des souvenirs et des désirs, des imaginations, des rêves, la capacité de transformer le monde et de s’élever », p. 120. De cette manière l’humain tendrait vers son inhumanité par un processus de dés-individuation. Il réfère à la proposition de Robert Dufour sur la « désaffection » et la « décognitivation », pratiquant une forme d’épilepsie sociale dont l’effet serait une désincarnation de l’individu et plus largement du corps social conduisant à une déresponsabilisation de l’être et à une idéologie du « laisser faire, laisser passer »[4].

Définition

Sublimation : phénomène émotionnel qui procède de la mise en relation de deux dimension duelle du savoir par l’intermédiation de l’esprit humain : l’objet (désiré et perçu comme une des saveurs de l’idée dont il est un élément singulier donc fini) et l’idée (essence infinie, incalculable, qui inspire à l’homme au delà de ses multiples aspects une croyance en sa potencia, fondatrice desdites formes qui s’offrent à son observation sensible et intelligible).

 Références

[1] Bernard Stiegler, Économie de l’hypermatériel et psychopouvoir, Entretiens avec Philippe Petit et Vincent Bontems, Mille et Une Nuits, Arthème Fayard, Paris, 2008.

[2] Renaud Lambert & Hélène Richard, Le Monde Diplomatique, L’économie comme on ne vous l’a jamais expliquée dans les médias, sept. 2016, p. 18, 19.

[3] Simon Nora, Alain Minc, L’informatisation de la Société, Paris, La Documentation française, 1978.

[4] Robert Dufour, Le divin marché, La révolution culturelle libérale, Denoël, 2007, chapitre 10.

 

Étude comportementale

 Il est troublant de voir dans le comportement humain d’aujourd’hui les contradictions entre ce que les gens disent et ce qu’ils font. Loin de moi l’idée de dénier, au passé, cette propension humaine à la dissociation multiple de notre identité propre, mais cette dernière atteint de nos jours un paroxysme on ne peut plus frappant, qu’un observateur ne pourrait constater ledit phénomène sans éprouver une sensation de vertige. En témoigne les élans d’empathie qu’un occidental peut ressentir pour les indigents du Tiers-monde sans qu’il ne lui vienne le souci des pauvres de son pays, ou bien encore les valeurs humanistes et écologistes que l’on peut porter à la faveur d’une bien-pensance émotive coupée de la raison sans pour autant que l’on s’engage réellement dans des actions convergentes. Comme si les valeurs antiques, de la vertu, de la sagesse, de la communauté étaient devenues, sous le coup d’une désuétude funeste, de poussiéreuses antiquités mises en vitrine pour la seule question de sauvegarder des apparences qui ne sauraient cacher l’hypocrisie, la nudité intellectuelle de l’individu, ou encore sa compromission. Je constate d’autre part, que cette déliquescence des principes tient à quelques raisons qui m’apparaissent évidentes : la mort des préjugés selon la définition de William Burke dont l’effet serait d’avoir mis à nu l’incontinence des égos individuels drapés dans quelque élan humaniste, libérateur des oripeaux de la foi et de l’arbitraire royal certes, mais dont on constate qu’il a certainement profité davantage à l’intérêt bourgeois qu’au « populo minuto ». Il y a ensuite d’autres raisons que l’on pourrait invoquer sur la question de l’aliénation sociale en tant qu’il faut bien accepter quotidiennement de faire entorse à nos principes si l’on ne veut pas être mis au ban d’une société qui entretient son peuple dans une dépendance économique on ne peut plus servile. En témoigne le paupérisme lié au développement industriel des modes de production ou encore le phénomène de salariarisation des masses – fossoyeur d’un certain populisme agrarien défenseur d’une économie de petits propriétaires, considérée comme la condition de l’indépendance politique du peuple dont le socle consistait dans les liens de solidarité communautaire tels que les confréries de métier ou la famille – répondant à la logique d’une dépendance contractuelle de l’individu à un système dont les moyens uniques de subsistance – soit l’argent – ne sont pourvus qu’à la condition d’y souscrire : Goodwyn, « l’idée qu’une démocratie locale est réalisable sans qu’entrent en jeu des systèmes de production économique de grande échelle est étrangère aux présomptions « progressistes » que partagent, et qui unissent, dans une fraternité religieuse les capitalistes et les communistes ». Ainsi notre comportement oscillant entre pragmatisme égoïste et principes édentés ne serait il pas dû à ce que nous avons vendu nos valeurs morales contre un confort progressiste tout relatif, cédé notre indépendance en s’aliénant de la possibilité d’envisager un jour de disposer de moyens de productions individuels au bénéfice d’une économie réelle locale et fraternelle contre l’expédiant court-termiste et esclavagiste que représente le salariat ? Le libéralisme n’est pas le libéralisme financier soutenu par le modèle industriel. Le vrai libéralisme est celui qui donne à chacun une indépendance de fait et non de forme sous les traits de quelque esprit d’égalitarisme législatif qui nous éloigne des vrais sujets que sont le paupérisme, soit la pauvreté de masse, et la déconnexion totale du monde de la finance d’avec l’économie réelle. En ce sens, il devient évident que pour retrouver une certaine cohérence et des principes humains positifs dans notre société, il faille reconnaître les maux qui la gouvernent et remettre en question radicalement les fondements de cette dernière.

 

Christopher Lasch, Le Seul Vrai Paradis, Flammarion, Paris, 2006.

Willial Sewell, Work and Revolution in France: The Language of Labor from the Old Regime to 1848 (Cambridge University Press, 1980).

J. Bezucha, The Lyon Uprising of 1834: Social and Political Conflict in the Early July Monarchy, Cambridge, 1974.

Lawrence Goodwyn, The Populist Moment, Oxford University Press, 1978.

Thomas Paine, Agrarian Justice (Justice agraire), défense d’un revenu minimum et une forme de communisme agraire, 1797.

William Cobbett, Cottage Economy, 1821.

Dialectique de l’éversion ou le retournement vers l’extérieur

Si un moteur doté d’intelligence artificielle ou un être organique augmenté par la technologie projette une image virtuelle dans le réel par l’effet de réflexivité d’une forme mentale intérieure à son corps, vers l’extérieur, cette image, selon un processus nommé « éversion » (1), est considéré comme l’extériorisation appliquée d’une représentation intérieure dans le champ du réel. Ainsi, ces projections dans le champ du réel deviennent des représentations des possibles, passés ou futurs, car la technologie qui produit ces « réalités mathématiques » transforme, de fait, telle pensée en ordre mathématique, dont les lois règlent le monde réel (2). En effet, ces réalités virtuelles mathématiques projetées sont « possibles » parce que potentiellement praticables. Soit se sont elles déjà produites, soit peuvent elles se produire dans le futur, soit peuvent elles également se reproduire. Plutôt que d’être non réelles comme la définition archaïque de virtuel le laisserait entendre, elles seraient non actuelles en ce qu’elles peuvent ou ont pu se produire mais dérogent à l’accomplissement naturel de l’événement présent. Le réel n’offrirait donc plus un visage unique mais une dimension fragmentée, à la fois naturelle et artificielle, implémentée par un champ des possibles, soit un champ virtuel devenu presque réel. Ce qui fragiliserait l’idée d’une réalité temporelle présente absolue et indivise. La réalité tangible, par sa coloration virtuelle, se ferait particulière parmi des réalités virtuelles, possibles parmi d’autres. Le virtuel ne serait donc plus une dimension non réelle mais non actuelle ? Si l’on suit ce raisonnement on pourrait croire que toute représentation mathématique désincarnée, projetée dans le réel, aurait autant de légitimité que la réalité physique dont on fait l’expérience. Considérons que l’événement qui survient dans et par le monde physique, détermine l’aboutissement d’une expérience et favorise son accomplissement réel : En effet un objet spirituel survient chez l’individu dans et par le monde physique. Quoique le corps serait le tombeau de l’âme, il est le support de la pensée.

L’esprit seul, ne pourrait créer ex nihilo de réalité physique et la lecture d’une représentation virtuelle projetée par l’humain pour possible qu’elle soit n’a de réalité que par le sens qu’il saurait lui donner. Indépendamment de l’homme, il n’y aurait pas d’occurrence de projection virtuelle dans le monde réel et quand bien même elle n’aurait pas de sens, puisqu’elle dépend de l’intelligibilité humaine. Quid de l’oiseau, d’une pierre, de l’eau ? Il est peu probable que ces projections fassent sens pour les animaux. L’incidence physique d’une projection mentale sur le monde réel outre sur les humains serait nulle. Par conséquent on ne pourrait postuler qu’une représentation virtuelle projetée, par une qualité d’intermédiaire au présent et ses qualités contingentes, puissent relativiser le réel au point de le ranger dans le simple champ des possibles, davantage que cela, le réel serait tangible et prédominerait en ce qu’il s’impose à toute chose. Mais n’est-il de réalité que ce qui touche à l’universalité du monde physique ? Considérant que la pensée humaine est clos dans son encéphale et n’a de réalité que pour l’individu qui la suscite, la pensée n’est universelle que dans l’esprit convaincu de celui qui la pense. Les idées générales qui le traversent, dont on dit qu’elles existent indépendamment de l’Homme, sont prétendues universelles de par leur pseudo autonomie. Pour autant, leur réalité, ou leur vérité, ne se révèlent au monde physique que par l’inter-médiation humaine qui tend à les démontrer.

La réalité en tant qu’objet, connaîtrait depuis l’antiquité un processus de réflexion tendant à la définition commune de ce qu’est le réel, en distinguant ce qui est de ce qui n’est pas. Cette approche même est exclusive et supplanterait déjà l’idée de réalité universelle en ce que seuls les êtres humains en conviennent. Ainsi, une réalité pseudo objective eût été suscité par voie naturelle : l’esprit de l’humain et les idées qui le traversent toucheraient davantage à l’humanité qu’à quelque dimension d’universalité. Le chien n’est pas concrètement conscient de ce que l’homme pense ni ne partage sa pensée, ni la pierre, ni l’eau, il existe des degrés de consciences et une absence de conscience. Ainsi, considérant que la réalité dans sa dimension scientifique n’est observée que selon des critères humains grâce à un niveau de conscience supérieure, l’approche scientifique d’une réalité donnée exclut toute autre conscience végétale, animale, de qualité incomplète voire incompatible avec la conscience humaine. La réalité est-elle donc avant tout celle de l’homme par l’homme ?

La science permettrait de prétendre que ce qui est n’implique pas le commun accord, l’ universalité du réel ne résiderait pas dans l’entendement de tous mais dans la présence d’une essence et d’états dont les qualités propres à chacune des choses qui sont, sont constitutives de telle ou telle nature. Le problème réside dans le fait que le monde réel est reconnu par ses qualités sensibles. N’y a-t-il pas plus de sens que ceux que l’on possède ? Je prétend qu’il faut inclure l’immatériel, considérant les flux d’énergies, de pensées, d’émotions, fruits d’une expérience mentale ou physique ou les deux, tout autant que le matériel, soit toute chose tangible, fruits également d’une expérience mentale ou physique ou les deux. Le non visible fonde d’égale manière que le visible, le monde réel. Dans ce cas, nous avons bougé les lignes et la technologie pourra se targuer d’avoir réconcilié le corps et l’esprit par la définition d’une réalité qui élargit son spectre au qualités virtuelles. Davantage que de créer une réalité nouvelle, la technologie ferait prendre conscience d’une conception du réel au plus proche de sa nature.

S’il est possible d’affirmer cela, la fragmentation du réel par la voie d’une projection virtuelle qui supplante le réel, en une réalité des multiples se pose comme l’évolution humaine d’un processus d’appréhension du réel, quoiqu’en quelque aspect, exclusif d’un certain ordre naturel. Partant de là, nous pourrions considérer que ces projections virtuelles contribuent à l’implémentation d’une réalité multiple qu’elles viennent relativiser. Quoi-qu’immatérielles, les mathématiques prétendent leur potentielle existence. Pour non actuelles qu’elles sont, elles peuvent être réalisées, le virtuel devient presque réel.

Ainsi, si la technologie avère telle ou telle pensée, telle ou telle émotion par sa virtualisation mathématique, alors la pensée projetée ou non, qu’on entendait jadis confinée au territoire des limbes, à la marge du réel selon Descartes, serait réelle, car toute chose que l’on peut reproduire scientifiquement est réelle, n’est-ce-pas ? Dénier l’existence de quelque chose parce qu’elle n’est pas visible, ni communicable relevait d’une erreur scientifique marquée par une faiblesse technique. Une lacune que la technologie à venir devrait hypothétiquement combler.

Et vous qu’en pensez vous ? 😉

images

(1) Terme conceptuel nourri par la réflexion d’auteur autour de la question d’invasion du cyberespace dans l’espace réel. On réfère à William Gibson, grand écrivain américain de science-fiction et à Marcos Novak, artiste de trans-architecture :

Marcos Novak, « éversion du cyberespace » : la bulle virtuelle serait en train de se déverser dans l’espace actuel. Naissance de l’idée de transarchitecture : une architecture à la couture des mondes, à la liaison des espaces actuel et virtuel. In Marion Roussel, ENSA Université Paris 8, Architecture numérique et imaginaires du cyberespace, Le cyberespace aujourd’hui, Paris, 2014, p. 74.

W. Gibson, « Il n’y a pas si longtemps, le cyberespace était un lieu extérieur bien défini, que l’on visitait périodiquement, en le scrutant depuis le monde matériel familier. Maintenant le cyberespace s’est retourné comme un gant ; il a colonisé le monde matériel. », Google’s Earth, New York Times, 31 août 2010.

(2) Ce concept se prête idéalement à l’idée d’architecture liquide développée par Marcos Novak. Voir Liquid architecture.

Abel et Caïn

Dans la froideur polaire d’un ciel bleuté

Des nuages d’eau gorgés

Écument les tuiles échancrées

Bitume et maisons aux couleurs délavées

Tel un sombre rivage, se sont figés

Charnier cendré

Zeus et Poséidon se sont affrontés

Au mépris d’Ouranos et Gaïa

La vie est partie en éclat

Seul à l’horizon sombre persiste

Quelques feux follets tristes

fullsizerender

 

De passage

Une berline douce et féline passe. Sur une voie d’insertion une voiture clignote et passe. Une ambulance met sa sirène en marche et passe. Sur la grande voie une voiture utilitaire ne respecte pas la vitesse autorisée et passe. Sur la voie d’insertion une voiture remorque une caravane qu’elle traîne sans se presser, elle rentre de vacances et passe. Une autre sirène vient ajouter son grain de sel au remue ménage circulatoire, c’est le Samu qui passe. Plus bas un pigeon fait la cour à un autre pigeon sur une allée de gravillons. Plus à droite trois pies font un triangle à l’intérieur duquel un lapin passe. Sur la route en silence un vélo passe. Une Mini-Cooper élégante, vêtue d’une robe grise crâneuse passe. Dans le ciel, des oiseaux tournoient telle une nuée organisée qui trace des figures en lignes droites arbitraires et passent. Un homme en complet rouge sur un vélo fuse et passe. Un PickUp rutilant d’un noir sans trace et mat qui transporte une moto orange passe. Le Samu renâcle et repasse. Les lampadaires sont éteints, le soleil se couche et passe. Un quatre quatre à la carrosserie bombée d’un blanc frondeur toute en muscle passe. La poudre jaune des derniers rayons du soleil sur la ramure des arbres décline et passe. Sur l’allée de gravillon un corbeau transporte dans son bec un quignon de pain qu’il dépose dans les herbes hautes aux abords de l’allée s’en va puis revient puis s’envole sans le bout de pain laissé pour compte. Un autre jour, sur la bretelle d’insertion, deux voiture, un utilitaire puis une fiat blanche, sont à l’arrêt, vides, et près de l’une d’entre elles, deux conducteurs remplissent un constat à l’amiable. Les voitures derrières regardent et passent. L’homme d’un certain âge regarde l’autre plus jeune faire le constat. Les voitures de loin ne semblent pas endommagées, des badauds en voiture avisent et passent. La nuit le flux s’efface et le jour l’artère laisse passer la masse.